Mon frère n’est pas mon frère !
L’année 1981 est celle du changement en France: nouvel élu, des années d’attente font place à l’espoir et tout est possible… on a vu! Pour moi, jeune adolescent de presque 18 ans, c’est la découverte au cours de sciences naturelles de la génétique par les groupes sanguins. « A+ et O+ donnent A+ ou O+». Comme j’étais le clown de la classe qui était toujours prêt à se faire remarquer, je me suis empressé de rétorquer : « C’est faux, Madame! Mon père est A+, ma mère est O+ et mon frère est B+. Alors, vous voyez bien que vous dites n’importe quoi!» La prof, gênée et interloquée, répondit qu’elle confirmait la théorie et que je devais voir cela avec mes parents. De retour à la maison, je lâche ma bombe en affirmant que la prof. avait dit que mon frère n’est pas mon frère, qu’il n’était pas le fils de notre père. Stupeur, malaise, cris et hurlements, négation, refus, déni… notre mère, hystérique, jure sur notre tête que c’est faux et impensable d’imaginer qu’elle ait pu connaître un autre homme que mon père, en étant avec lui!
Mon statut de vilain petit canard, d’emmerdeur, d’enfant à problèmes se trouve alors conforté. Mon frère m’en voudra longtemps, sûrement encore. Sa future épouse — on est à quelques semaines de leurs fiançailles — m’en veut toujours. Il se vengera 15 ans après par une dispute mémorable trois semaines avant mes propres fiançailles. Quant à mes parents, ils sont convaincus que je suis un mauvais fils, un enfant difficile, voire un monstre, omettant lâchement que je suis leur création, pas seulement physique ! Tout cela a été enfoui bien profond, rongeant mon intérieur, mon intime, tuant ma joie de vivre, générant une culpabilité oppressante, exacerbant mes colères incontrôlables et incontrôlées. Pour moi, le monde était bâti non sur des fondations solides, mais sur du sable. Puisque mon père n’avait pas émis le moindre doute et qu’il se rangeait à l’avis de sa femme, je n’eus de cesse de chercher d’autres représentants de l’image paternelle, autant de repères que de pères idéalisés, voire fantasmés. Cependant les questions n’ont cessé de me hanter: Que s’est-il passé? Y a-t-il un mensonge de notre mère? Est-ce une erreur à la maternité? Pourquoi notre père ne s’est-il pas manifesté? Y a-t-il un secret?
Mon frère s’est accommodé du doute, aujourd’hui encore d’ailleurs, sans que cela remette en cause son point de vue sur nos parents. Le silence en forme d’omerta familiale entoure le sujet pour l’instant. Chacun d’eux trois y trouvent leur compte et se satisfaisant de la situation figée, je suis seul à souffrir de cette absence de reconnaissance, de ce manque à être! Peut-être ne saurai-je jamais « officiellement » puisqu’en France les tests de paternité ne sont autorisés que dans le cadre d’une procédure judiciaire et qu’il est illégal d’y contrevenir. Notre mère a également fermé la voie en muselant sa voix et je n’ai aucune possibilité de connaître ni de reconnaître par elle.
A la faveur de mon souhait de ne pas reproduire la dispute définitive entre notre père et son unique frère, mon frère et moi nous sommes réconciliés. Nous avons partagé nos différences, évoqué nos incompréhensions, parlé des jalousies, des rancœurs, découvrant ainsi le jeu pervers instauré par notre mère jouant l’un contre l’autre, manipulant l’un et l’autre, chacun cherchant l’amour du père et la préférence de la mère, nous opposant pour sa propre reconnaissance narcissique.
Toutes ces années ont été difficiles car il me manquait ce que certains appellent la motivation, d’autres le moteur, cette irrépressible envie d’agir dont nous sommes tous animés. Ma vie, de l’extérieur peut sembler classique avec des copines, un mariage, deux enfants, un divorce, des créations d’entreprise, des boulots intéressants, une vie sociale correcte, des amis… rien de gravement handicapant, mais le sentiment de ne pas être à la bonne place. C’est comme si je ne vivais pas vraiment, je survivais dans une vie sans but, mais en quête de sens, passionné depuis mon plus jeune âge par l’histoire et l’origine de l’humanité. J’ai une grande attirance pour ce qui est caché, de l’ordre du secret, ce qui m’a naturellement conduit à rejoindre des groupes de recherche philosophico-ésotérique. Toujours en quête de sens, j’ai compris récemment que ces recherches étaient en réalité la recherche de mes propres origine mais ça ne m’a pas empêché de trouver du sens à ma vie: comprendre que le monde est interdépendant et que tout ce qui nous entoure est le reflet de notre vision intérieure.
En 2006, à l’occasion du décès de mon témoin de mariage, un re-père, un pair par ailleurs, la tristesse a fait ressortir une autre douleur enfouie en moi: une paternité avortée à 19 ans avec mon amour de jeunesse qui répète l’histoire maternelle sur 6 générations. Il était urgent de travailler sur mon arbre. La psychanalyse transgénérationnelle m’a aidé à débroussailler dans la forêt de mon inconscient et m’a apporté les réponses à ma quête du Graal.
Aujourd’hui, 30 ans et plusieurs psychothérapies plus tard, je sais intuitivement qu’il n’est pas le fils de mon père. Bien sûr, il est mon frère, au moins utérin. Bien sûr, nos années d’échanges et de partages ne s’effacent pas, il s’est en effet beaucoup occupé de moi petit, nos 5 ans d’écart l’ont lui aussi positionné déjà comme père de remplacement face au désir de notre mère et la défaillance de père, mais je voudrais comprendre. La psychogénéalogie et l’analyse transgénérationnelle ont fait émerger que dans la filiation paternelle, les fils se déchirent comme Abel et Caïn (voir le mythe à travers les travaux de Didier Dumas dans "La Bible et ses fantômes") et dans la lignée maternelle, les mères abandonnent leurs enfants ou ne sont pas reconnus par elles, ce qui génère une vie transparente.
Après avoir longtemps cherché ma voie, je me consacre désormais à la psychanalyse transgénérationnelle. En mettant des mots sur mes maux, je me suis soigné de mes fantômes et j’ai retrouvé l’envie de me lever le matin et le cœur à partager et à transmettre aux autres la quête de sens.
ALDRIC 16/05/11