Un article de Barbara Mourin publié le 02 février 2022

Si l’analyse transgénérationnelle permet un apaisement des souffrances des descendants de migrations passées, comment intervenir « en amont » de la formation d’une crypte, d’un fantôme ?

Une réflexion à la croisée de deux chemins d’accompagnement clinique : transculturelle et transgénérationnelle

Depuis plus de quinze ans, ma pratique clinique s’adresse aux personnes migrantes, fraîchement arrivées sur le territoire belge et qui, dans leurs valises invisibles, emportent avec elles le souvenir et la trace d’événements douloureux, qui leur semblent parfois difficilement surmontables.

Fuyant les guerres, les persécutions, les catastrophes climatiques aux quatre coins du monde, les chemins de l’exil les ont jetées aux portes d’un petit pays qui peine trop souvent à se montrer accueillant, ajoutant encore une souffrance supplémentaire à une liste déjà trop longue. Pour accompagner au plus près mes patients, je m’appuie sur les outils de la clinique transculturelle, travaillant dans leurs langues premières, ayant recours à leurs lectures du monde, faisant exister les absents et le cadre culturel si précieux sur lequel ils s’appuient pour rester debout. La clinique transculturelle s’appuie également sur les principes de l’universalité du psychisme et de la culture, en chacun et chacune de nous : tout être humain rêve, pense, est habité par des émotions, en un mot, tout être humain est doté d’un psychisme ; et tout être humain apprend porte, transforme et transmets son patrimoine culturel.

L’espace clinique devient alors le lieu dans lequel se déploie une nouvelle dimension, celle d’une rencontre thérapeutique au cours de laquelle la culture en soi est prise en compte.

Au fil du temps et de l’expérience d’écoute, une question récurrente est apparue à la fois chez mes patients et dans ma propre réflexion : que transmettre d’une histoire migratoire ? Et comment transmettre cette histoire familiale? Trop souvent, le silence a été la stratégie, choisie ou subie par mes patients, pour résoudre cette apparente impossibilité à dire une histoire familiale parfois trop douloureuse : une migration n’est pas un événement anodin.

C’est lors de la « crise des réfugiés » de 2015 qu’un premier jalon de recherche et de réflexion a mûri de mon côté, et a posé les bases d’une possible recherche clinique, dont cet article est le fruit.

Les discours et images médiatiques ont donné à voir et entendre ces femmes, hommes et enfants, marchant vers l’eldorado européen aux portes duquel leurs espoirs se sont fracassés. Je me suis questionnée sur ce qu’ils transmettront à leurs descendants, quand sera venu le temps de raconter l’histoire qui les a conduits de « là-bas » à « ici » car que nous l’acceptions ou non, ces familles poseront leurs valises ici, en dépit de l’inhospitalité qui semble être la règle en Europe. Quel capital d’expériences biographiques sera transmis aux descendants de cette histoire ? N’assistons-nous pas à la création potentielle d’une crypte ?

En effet, nous sommes tous dépositaires et propriétaires d’héritages. Parmi ceux-ci, certains sont matériels : des briques, des photos, des espaces et toute une série d’objets, plus ou moins précieux aux yeux de celles et ceux qui les transmettent ou en héritent. D’autres héritages sont immatériels : les « histoires de famille », les discours sur les ressemblances entre un nouveau-né et tel aïeul ou le destin particulier de certains de nos ascendants, qui nous sont racontés et traversent les générations, portés par des mots mais certains de ces héritages immatériels sont des événements (familiaux ou historiques), des ascendants oubliés (volontairement ou non), dont la transmission est caractérisée par le silence, par une absence de discours, ce qui ne fait cependant pas entrave à leur transmission. Ces héritages silencés sont parfois très encombrants. Ces événements, encryptés, continuent, de génération en génération, à rôder dans « l’après-coup », tels des « fantômes ».

Le symbolique n’advenant pas, ce sont les maux qui prennent le relais. Tels des valises invisibles venues d’un passé proche ou lointain, ces héritages deviennent le fil à la patte ou le boulet qui enchaine et entrave la capacité à cheminer, pour parvenir à accomplir ce voyage essentiel qui permet à chacun d’aller à la rencontre de lui/elle-même et de l’Autre. Ces transmissions familiales sont nommées « transgénérationnelles », parce qu’elles se transmettent « sans mots » et le plus souvent de manière inconsciente. La clinique transgénérationnelle se penche sur certains de ces héritages et a pour objet de débusquer et remettre des mots sur ces transmissions muettes, afin de faire circuler à nouveau la parole et permettre une transmission saine entre les générations.

Ce travail thérapeutique permet d’éclairer d’un sens nouveau les obstacles à l’individuation. Nicolas Abraham et Maria Torok ont théorisé le processus des transmissions transgénérationnelles problématiques qui se déploie en trois phases :

  • L’indicible, à la génération de l’événement traumatique lui-même, caractérisé par cette incapacité de mise en mots propre au trauma, qui va sidérer le sujet porteur de la crypte et impacter parfois toute une génération.
  • L’innommable, à la génération suivante, pour laquelle aucune représentation verbale n’a été transmise pour se représenter l’événement dont seule l’existence est pressentie.
  • L’impensable, ou irreprésentable, le fantôme, qui poursuit l’enkystement dans le psychisme, aux générations suivantes.

Les outils de l’analyse transgénérationnelle permettent de débusquer dans la généalogie familiale l’événement traumatique silencé et qui, en quelques générations, se mue en une injonction à la répétition, la réparation ou la réinvention de son dénouement. Ma pratique clinique m’a conduit à questionner le potentiel préventif de la circulation de la parole : Si l’analyse transgénérationnelle permet un apaisement des souffrances des descendants de migrations passées, comment intervenir « en amont » de la formation d’une crypte, d’un fantôme? En soutenant le récit et la transmission de l’histoire migratoire, aussi douloureuse soit-elle, est-il possible d’éviter la formation d’une crypte ?

La clinique transgénérationnelle explore, dans le cadre des entretiens cliniques, les sources de nombreuses souffrances individuelles tout en tenant compte des contextes globaux, notamment politiques et sociaux, qui sont parfois à l’origine de ces souffrances héritées. Ainsi, les événements douloureux ou violents tels liés à la colonisation, une migration lorsqu’elle est mal accueillie voire traumatique (comme le sont parfois les exils) ou un projet migratoire déçu et tu, peuvent avoir les mêmes impacts transgénérationnels.

Dans le contexte particulier des migrations postcoloniales, l’héritage historique fait l’objet dans le meilleur des cas d’un « contentieux » et dans le pire des cas d’un déni, qui lient entre eux les États concernés (la France et l’Algérie, ou la Belgique et le Congo, par exemple) et bien entendu également leurs citoyens respectifs. Lorsque les descendants de citoyens issus d’un État ayant été colonisé par un autre vivent dans ce dernier, on peut imaginer la complexité des problématiques qui en découlent : non seulement les souffrances sont « silencées » au sein des familles (la « petite » histoire), mais en plus, les événements qui sont à l’origine de ces souffrances ne sont pas reconnus ni inclus dans la « grande Histoire », officielle. Difficile dès lors d’entamer un travail de « réparation », individuelle, sur le plan clinique, et collective, sur les plans politique et social. De même, l’histoire des migrations liées au travail, qui ont notamment contribué à la reconstruction démographique et matérielle de la Belgique après la seconde guerre mondiale, est peu présente voire absente des récits historiques officiels, tels que les manuels scolaires par exemple.

Dans ses recherches, Maurice Halbwachs se penche sur les effets d’événements violents et traumatisants à l’échelle de toute une communauté humaine : plus un événement est traumatisant pour une société, plus profondément celle-ci l’enfouit-elle dans sa mémoire. Un temps long est nécessaire pour que cet événement ressurgisse en tant qu’objet d’analyse possible et durant ce temps d’enfouissement, le travail de mémoire peut être entravé, le groupe social est désarmé face à cet événement qu’aucune catégorie préexistante de la pensée sociale ne permet de comprendre. À plus forte raison lorsque cet événement ne fait pas l’objet d’une reconnaissance officielle, comme c’est encore le cas aujourd’hui des violences et crimes liés aux contextes coloniaux.

Dans les contextes génocidaires tels que décrits par Janine Altounian (1990), la mort ou sa menace imminente constituent un dommage irréparable pour celui/celle qui y survit, et ce traumatisme reste « suspendu », inintégrable. Pour les descendants, si ce traumatisme n’est pas reconnu par ceux qui en sont responsables, « il devient un patrimoine délirant, une violence égarée, sans amarres dans la réalité, un cauchemar étouffant, obscène et explosif ».

Impossible d’oublier, impossible de se souvenir dit la psychanalyste Alice Cherki. Si l’histoire d’une communauté n’est pas inscrite dans l’Histoire d’une société humaine, les souvenirs douloureux ne peuvent s’inscrire dans une mémoire collective reconnue et ils entravent l’affiliation à la société. Il est impossible d’archiver dans sa mémoire des événements dont on n’a pas pris connaissance ou qui n’ont pas été portés à notre connaissance. Les outils de l’analyse transgénérationnelle permettent de classer, organiser le gros meuble à tiroirs encombré de bilans pour faire apparaître une représentation du corps familial et donner une cohérence globale à son histoire. L’espace clinique vient dès lors attester et reconnaître des événements qui ne l’ont pas été jusque-là. Mais si les faits ne sont pas transmis, les émotions et impacts psychiques qui les accompagnent, eux, le sont de génération en génération : c’est un point commun entre les descendants des soldats ou des travailleurs immigrés issus des colonies. Une piste de solution consisterait à rendre possible l’alliance des ressources du patrimoine culturel d’origine et apports de la culture d’accueil et d’éviter ainsi l’apparition de souffrances et dysfonctionnements psychiques aux générations succédant à la migration : le choix de l’un et l’autre permettrait d’échapper au risque de clivage inhérent au choix de l’un ou l’autre. Le processus de métissage culturel pourrait dès lors être activé (Moro 1994, 2002). Mais pour y parvenir, encore faut-il que soient reconnus les apports positifs de cette rencontre entre cultures, patrimoines et histoires de là-bas et d’ici.

Les découvertes récentes en épigénétique confirment l’hypothèse d’une trace génétique des traumatismes psychiques, cette trace pouvant se transmettre de génération en génération au travers des modalités d’expression des gènes. Déjà en 2011, l’équipe du professeur Alain Malafosse du département de psychiatrie de l’UNIGE, en collaboration avec le Département de génétique et de développement à Genève a découvert après une étude sur 101 sujets que certaines pathologies psychiatriques telles que la bipolarité, étaient en réalité le résultat d’une modification des mécanismes de régulation des gènes suite à des vécus traumatiques comme le sont la maltraitance, les abus, les viols vécus par les ascendants des patients. Plus récemment encore, une découverte scientifique majeure atteste que les traumatismes subis laissent une trace biologique dans l’expression ou l’inhibition de certains gènes. Ces découvertes majeures corroborent sur le plan scientifique les hypothèses et intuitions de l’analyse transgénérationnelle : un trauma vécu à une génération a des répercutions, y compris génétiques, aux générations suivantes mais, comme le souligne Édith Heard, ces modifications sont réversibles, en raison de la plasticité du patrimoine génétique.

Alice Cherki nomme enfants de l’actuel les descendants des immigrés algériens issus d’anciennes colonies françaises. En rupture de filiation, les silences qui entravent la transmission de leur histoire familiale s’ajoutent aux multiples violences symboliques qu’ils subissent et ne leur permettent ni de s’inscrire dans la société, ni de se construire comme sujets. Il s’agit de toutes celles et ceux qui ont la haine, sont dans une grande souffrance psychique, en raison de ces silences sur leur histoire et de discriminations multiples qu’ils subissent.

Les descendants des migrants d’aujourd’hui, dont l’histoire est empreinte d’une telle inhumanité que leur récit migratoire familial risque d’être lui aussi impossible à dire, seront-ils les enfants de l’actuel de la prochaine génération ? On identifie un aspect commun aux souffrances des descendants de migrants « postcoloniaux », aux descendants de génocides, aux héritiers de projets migratoires mis en échec : ces souffrances germent au départ d’un impossible à dire aux générations qui les précèdent.

Ma pratique clinique auprès de descendants de migrations passées, parfois depuis plus de trois générations, m’a permis de prendre la mesure des impacts psychiques et des souffrances que seuls une temporalité longue et un cadre sécure contenant la parole déroulée permettent de relier à une histoire familiale parfois douloureuse et mal transmise. Le projet d’ascension sociale déçu, la persistance d’un racisme plus ou moins décomplexé, les non-reconnaissances d’un patrimoine culturel (au sens anthropologique du terme) ou de modèles éducatifs ont pour effet une grande difficulté à trouver sa juste place dans un espace social, pourtant familier, dans lequel mes patients se sentent à jamais hors-jeu. Les assuétudes et le repli sur soi et les siens sont autant de stratégies de survie, au prix d’un coût démesuré. L’un de mes patients m’a livré cette parole, résumant à elle seule la fragilité de son destin de fils d’immigrés et petit-fils d’ex-colonisés : ado, je ne voyais que le choix entre trois chemins : la folie, la délinquance et la toxicomanie, ou le suicide.

D’autres patients, descendants directs d’exilés, sont prisonniers d’une injonction au silence, venant de l’espace intime de la famille comme de celui, public, de l’ensemble de la société. Il s’agit dès lors de restaurer leur dimension personnelle, saccagée par les pratiques de violence subie par leurs ascendants directs, alors que le fait de les rendre publiques déshypothèque au contraire, libère et protège l’espace subjectivant de la vie individuelle.

Qu’en est-il de la transmission de leur histoire auprès des descendants d’immigrés ; que ces derniers soient issus des colonies, qu’ils aient combattu auprès des soldats européens contre le nazisme, ou encore qu’ils aient rejoint l’Europe sous couvert d’accord économiques bilatéraux ? De même, quel récit « officiel » reliera les descendants des exilés d’aujourd’hui à leurs ascendants venus trouver refuge en Europe ? Ces questions au cœur de ma pratique m’ont conduit à penser mon espace clinique en termes curatifs et, idéalement, préventifs. De manière plus précise, les questions suivantes seront soulevées au fil de cet article : Les souffrances installées chez les descendant.es des immigrations, à la 3ème voire 4ème génération, sont-elles en germe chez les descendant.es direct.es des migrations récentes ? Les outils et concepts de l’analyse transgénérationnelle, croisés avec le cadre clinique de l’analyse transculturelle permettraient-ils de prévenir l’apparition d’une crypte ?

L’objectif de cet article est d’ouvrir la réflexion, en vue de poser un jalon supplémentaire dans l’accompagnement et le soin apportés aux souffrances des citoyens issus des migrations successives, qu’elles soient anciennes ou récentes. Les enjeux soulevés ici concernent bien évidemment toutes celles et ceux qui viennent chercher une écoute et un accompagnement, mais également la société dans son ensemble: alors que les déplacements de populations qui ont toujours existé s’intensifient, la construction d’un monde commun passe aussi par un récit partagé, porté collectivement, même si ce récit est jalonné de désaccords et d’espaces dialectiques. Ici, clinique et politique se rejoignent autour d’une utopie, celle d’un vivre-ensemble égalitaire et solidaire.

Cet article s’appuie sur un matériau clinique provenant de plusieurs sources. D’une part, trois vignettes cliniques issues de l’analyse transgénérationnelle dans le cadre desquelles le génosociogramme a été déployé et a permis de lever le silence sur des traumas anciens, liés aux contextes coloniaux des ascendants des patients concernés:

D’autre part, les témoignages et réflexions de personnes migrantes, recueillis dans le cadre de recherches exploratoires précédentes et dans l’espace clinique, servent également de support à celle-ci. Ces témoignages ne seront pas présentés en tant que tels : ils enrichiront la réflexion, dans ce va-et-vient entre travail préventif et travail curatif. En effet, les questions soulevées par l’accompagnement des descendants de migrations anciennes seront mises en miroir des problématiques contemporaines soulevées dans leurs témoignages par les migrants d’aujourd’hui et leurs descendants.

Les histoires de vie, les souffrances des patients descendants de migrations post coloniales passées sont singulières, mais présentent aussi des similitudes: l’histoire familiale de chacun d’eux a été traversée par « la grande histoire » dont celle de la colonisation en particulier. Cette dernière a produit une histoire officielle, mais également des discours, des représentations, des transgressions et des interdits. La production d’une histoire officielle peut notamment avoir pour effet, dans les familles concernées, d’entraver la production et la circulation de récits familiaux. Cette parole empêchée qui n’a pu circuler a produit des sur adaptations propres à chaque personne rencontrée. Les dérives délinquantes de l’adolescence chez certains, ou l’hyper vigilance chez d’autres, ou encore le sentiment de « ne pas trouver sa place » peuvent être mis en perspective de ces empêchements. Le travail réalisé en analyse transgénérationnelle est fructueux sur le plan personnel. Cette démarche a également eu pour effet de soulever un certain nombre de questions chez mes certains patients, qui souhaitent compléter leur histoire familiale lacunaire, combler les failles dans les récits et ainsi transmettre à leurs descendants une histoire fière.

« Pars loin, mais n’oublie pas d’où tu viens », c’est par ces mots qu’un père de famille m’a partagé ses craintes de voir son fils, premier né en terre d’exil, rompre avec ses racines. Comme tant d’autres, il se questionne sur la nécessité de transmettre ses racines et son histoire, et exprime par ailleurs sa crainte de ne pas y parvenir, la migration et le contexte d’altérité culturelle faisant obstacle à la circulation de la parole. Mettre un enfant au monde, c’est faire l’expérience, plus ou moins consciente, de l’altérité. Lorsqu’un enfant voit le jour loin de son berceau culturel, ce sentiment d’altérité peut être décuplé : les questions liées à la langue, aux rapports générationnels et de genre, sont fréquemment soulevées. Dans un contexte de rupture d’homologie culturelle entre les mondes du dedans et du dehors, ce sentiment d’altérité est décuplé (Moro-Neuman-Real, 2008). Le tout-petit est à la fois un nouveau membre de la famille et un « étranger » au sein de celle-ci. La famille fait face à un impératif ; la nécessité de transmettre son patrimoine culturel (sous peine de le voir disparaitre en contexte d’exil). Celle-ci se voit entravée par l’obstacle de la migration, pouvant opérer comme un mur entre les générations, parasitant la transmission par la crainte d’une trop grande altérité. À l’adolescence, ces préoccupations sont parfois renvoyées brutalement à la face de leurs parents par des jeunes descendants de migrants en peine de trouver leur juste place. Tout comme cette mère qui, ne comprenant pas le comportement de sa fille, qu’elle considère comme « déviante » parce qu’elle transgresse l’interdit parental de découcher pour passer une soirée entre amis chez une camarade de classe. Une génération et un monde séparent alors parents et enfants. En peine de pistes de compréhension, certains parents voient dans le fonctionnement d’un monde qu’ils comprennent mal la source des « dérapages » de leurs enfants, comme en témoigne avec amertume cette mère : « Si vous plongez une éponge dans un seau d’eau claire, l’éponge se remplira d’eau claire. Mais si l’eau du seau est sale, alors l’éponge le sera aussi. La Belgique, pour mes enfants, c’est un seau d’eau sale ».

Migrations complexes et parfois douloureuses, failles des sociétés dites d’accueil, racisme et discriminations, difficultés d’adaptation à un monde parfois indéchiffrable sont autant d’éléments qui entravent la capacité d’élaboration et de transmission de l’histoire migratoire.

Le recours aux outils de l’analyse transgénérationnelle dans le cadre de la clinique transculturelle a permis et permettra encore de réduire les risques de faille de la transmission entre les générations. Le cadre clinique permet également de nommer et décoder les angles morts du fonctionnement de la société et du cadre culturel auquel les familles sont tenues de s’adapter, autant que possible, dans la mesure où leurs propres références ne sont pas toujours bienvenues, ni validées. Parler, nommer, aborder ces angles morts par recours aux ressources de l’analyse transgénérationelle permettent d’intervenir en amont de la construction d’un silence, chargé d’affects, devenu indécodable pour les générations successives.

Dans la famille K, le père a choisi le silence comme stratégie de protection de ses filles: « je collectionne les oublis », dira-t-il à sa fille, dans le cadre d’un documentaire réalisé par cette dernière. Cependant, l’impérieuse nécessité de transmettre sera la plus forte et il va offrir à ses filles, lors d’une fête de Noël, le scénario d’une histoire familiale et collective trop longtemps tue. Sa fille dira que suite à ce don précieux, la fierté a pris la place du silence et de la honte. Par ces mots, elle nomme le malentendu né de l’absence de mots du père : elle a interprété le silence de son père comme l’expression de sa honte alors que ce dernier souhaitait, par ce même silence, épargner ses filles de la transmission de ses traumatismes. Lors de notre rencontre, la fille soulignera que ne pas transmettre son histoire, c’est prendre le risque d’une identification caricaturale à la culture parentale, caricature renforcée par la vision de la société dite d’accueil des parents qui est celle dans laquelle grandissent leurs enfants. Lorsque les pays d’origine sont d’anciennes colonies, c’est la langue, l’histoire et la culture du pays colonisateur qui sont généralement enseignés et le vécu des populations colonisées se perd si le récit familial ne prend pas le relais: les familles migrantes ne vivent pas dans des bulles hermétiques aux contacts sociaux, historiques et politiques dans lesquels elles évoluent. Elles sont également prises dans des relations interculturelles inégalitaires, comme le souligne l’anthropologue et philosophe Jérémie Piolat. Lorsque les pays de destination des migrations sont d’anciens pays colonisateurs, la transmission de l’histoire familiale est plus complexe, des contentieux historiques entre pays d’origine et pays d’installation peuvent également traverser l’histoire familiale. Or, la reconnaissance officielle et collective d’un éventuel préjudice subit fait attester, par la loi des hommes, d’une injustice qui ne peut être ni reconnue ni comprise si elle ne fait pas l’objet de cette reconnaissance officielle. Lorsque cette « atteste » officielle n’a pas lieu, l’espace clinique et le/la thérapeute peuvent symboliser cette reconnaissance et apaiser, aux générations suivantes, les descendants et héritiers de cette histoire.

L’analyse transgénérationnelle est alors un outil curatif, lorsque les patients formulent intuitivement l’hypothèse que la difficulté qu’ils rencontrent est en lien avec un ascendant ou un événement survenu dans une des générations qui les précèdent.

Les outils de l’analyse transgénérationnelle peuvent-ils être le levier d’une démarche préventive? Permettent-ils de faire recirculer une parole bloquée? Quels sont les récits manquants? Qui a été effacé de l’histoire? Quels sont les récits qui doivent être racontés et transmis? Dans le contexte spécifique des transmissions familiales migrantes, l’impensé généalogique sort des murs de la famille et s’étend à l’ensemble de la société. Il y a, d’une part, un devoir de mémoire à l’échelle des sociétés et des États et, d’autre part, un travail de mémoire à effectuer à l’échelle des familles, qui se déploie dans l’espace clinique.

À l’issue de la rédaction de cet article, l’hypothèse la dimension préventive des outils de l’analyse transgénérationnelle croisés avec ceux de l’analyse transculturelle est encore à mettre à l’épreuve de la clinique. Un projet verra le jour prochainement. Celui-ci permettra d’aller plus avant sur cette piste. Un groupe de mères rwandaises souhaitent être accompagnées dans une démarche de transmission de leur histoire migratoire. Toutes ces femmes sont arrivées en Belgique suite au terrible génocide de 1994 et se trouvent dans l’incapacité de transmettre à leurs enfants le récit de leur histoire migratoire tout en en ressentant l’impérative nécessité. À l’aide de génosociogrammes, nous allons nommer les morts, honorer les absents et dérouler progressivement une histoire sensible et subjective. Grâce à l’outil Commemoria, il sera également possible de mettre en regard les lignes du temps des histoires familiales avec celle de la « grande histoire ». Le fruit de ce travail pourra faire l’objet d’un prochain article, et ouvrira peut-être de nouvelles perspectives dans le champ de l’accompagnement clinique car vivre, c’est être fait de mémoire.

Bibliographie transculturelle

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  • Jean-Claude Métraux (2004), Deuils collectifs et création sociale, La Dispute.
  • Barbara Mourin, « Crise des migrants : une crypte potentielle est –elle en train de se créer ?»
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Bibliographie transgénérationnelle

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Bibliographie sciences sociales et anthropologie

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  • Audrey Célestine (2020), Des vies de combats. Femmes noires et libres, L’Iconoclaste.
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  • Gaël Faye (2016), Petit Pays, Grasset.
  • Jennifer Richard (2018), Il est à toi ce beau pays, Albin-Michel.
  • David Van Reybrouck (2010), Congo, une histoire, Actes Sud.
  • Yaa Gyasi (2016), No Home, Le livre de poche

Documents audio, vidéo et filmographie

L'auteur

Barbara Mourin

Barbara Mourin

thérapeute (analyse transgénérationnelle et transculturelle)

Formée à la clinique interculturelle (Université Paris 13 ), je suis clinicienne depuis 2008 . Je suis également formée à l'analyse transgénérationnelle (Institut Généapsy). Si ma pratique clinique s'adressait initialement aux personnes exilées, aujourd'hui j'accompagne toute personne adulte, descendante ou non de migrants. Les apports de l'analyse transculturelle et de l'analyse transgénérationnelle enrichissent et caractérisent ma pratique thérapeutique.