L’expérience du racisme à la 4ème génération : le retour d’un refoulé colonial transgénérationnel ?
Ce témoignage fait partie de mon article « Transmettre et mettre en mots la migration familiale: toute une histoire ! » dans lequel je croise les apports des outils de l’analyse transculturelle et ceux de l’analyse transgénérationnelle pour évaluer leur capacité d’intervenir en amont de la création d’une crypte et d’un fantôme.
Tous les prénoms (à une exception près) repris dans ce témoignage sont des pseudonymes afin de préserver l’anonymat des personnes concernées. Seul le prénom de Mohamed a été conservé: étant l’un des prénoms les plus courants dans la tradition musulmane, son maintien ne met pas en péril le respect de l’anonymat du patient et de sa famille. De plus, pour une question de cohérence du récit, il était nécessaire de conserver ce prénom.
Mohamed est un bruxellois d’une cinquantaine d’années, que j’ai rencontré dans le cadre d’une recherche portant sur l’impact sur la santé des discriminations liées à l’origine pour laquelle il a accepté de partager son histoire. Il connaît ma pratique professionnelle mais s’est toujours montré poliment peu intéressé par l’approche transgénérationnelle n’étant pas particulièrement friand de démarches « psychologiques » selon ses propres termes. J’ai donc été très surprise lorsqu’il m’a recontactée pour solliciter un entretien pour lequel il a immédiatement précisé qu’il souhaitait me faire part d’un incident vécu par son fils.
Lorsque Mohamed arrive à notre premier rendez-vous, il est abattu et se dit lui-même surpris de son état, au regard, me dit-il, d’un événement « aussi anodin » qu’il m’expose à son arrivée. Mohamed, qui travaille en tant qu’animateur dans une maison de quartier d’une commune bruxelloise, est père de deux grands enfants: sa fille a 28 ans et travaille dans le domaine du commerce international après avoir réussi brillamment ses études universitaires. Son fils, âgé de 18 ans, termine un parcours sans accrocs dans une section sciences-math et se destine à des études supérieures dans le domaine de la comptabilité. Il est divorcé depuis plus de 10 ans de la mère de ses enfants avec laquelle il entretient des contacts cordiaux qui ont été maintenus pour garantir l’éducation partagée de leurs deux enfants. L’événement qu’il vient me raconter concerne son fils.
« C’est tellement banal », me dit-il « que je ne comprends pas pourquoi ça me met dans un état pareil ». Djibril, le fils de Mohamed, a été contrôlé par la police à sa sortie de l’école alors que rien dans son comportement ne justifiait ce contrôle d’identité. C’est la première fois que Djibril se fait contrôler et lorsqu’il en a informé son père, il lui a donné une précision qui a plongé Mohamed dans un profond trouble. Le policier qui a contrôlé Djibril lui a demandé de quelle région du Maroc il était originaire, à quoi l’adolescent a répondu qu’il était né en Belgique mais que la famille de son père était originaire du Rif marocain. Ce à quoi le policier aurait répondu « ah, les Rif! des coriaces! ». Mohamed me précise immédiatement qu’il est « vacciné » contre le mépris et les moqueries liés à son origine marocaine et que s’il a toujours secrètement espéré que ses enfants seraient épargnés par le racisme que lui-même et ses parents ont subi, il en a fait le deuil de longue date. Ce qui lui est particulièrement pénible, c’est l’insistance du policier au sujet de l’origine rifaine de sa famille et plus précisément de sa famille paternelle. En effet, le père de Mohamed est originaire de Tanger et sa mère de Rabat, la capitale du Maroc. Depuis ce contrôle de police, Mohamed ne va pas bien. Dans un premier temps, il a été particulièrement vigilant à l’état de son fils qui ne paraît pas particulièrement affecté. Mohamed est bien forcé de reconnaître qu’il est « démesurément » impacté par un événement qu’il n’a même pas vécu lui-même, ce qui le conduit à solliciter un éclairage.
Je lui propose de nous pencher sur son histoire familiale, jalonnée de migrations intra et extra frontalières. Cette histoire migratoire commence à la génération du grand-père paternel de Mohamed, aîné de se fratrie et qui se prénomme également Mohamed comme le veut la tradition musulmane. Afin de faciliter la compréhension du récit, l’ascendant et homonyme de mon patient sera nommé « Mohamed GP ». Mohamed GP a vu le jour en 1913 à l’époque où le Maroc était divisé en un protectorat français et un protectorat espagnol. Le protectorat français a été mis en place au Maroc en 1912, après plus d’un demi-siècle de tensions entre les deux pays, principalement en raison du soutien marocain à Adbelkader, émir algérien qui mena la lutte contre la conquête et la colonisation de son pays par la France. Le protectorat français couvrait l’ensemble du territoire marocain à l’exception de deux régions: l’une au nord et l’autre au sud du pays qui étaient sous protectorat espagnol. De 1921 à 1926, les guerres du Rif vont opposer les puissances espagnole puis française aux tribus berbères, coalisées autour de leur chef, Abdelkrim el-Khattabi. Abdelkrim est encore aujourd’hui une figure de la résistance à l’oppression occidentale et le Rif ainsi que ses habitants ont hérité d’une solide réputation de combattants opiniâtres. Les Rifains ont toujours résisté: à la domination occidentale, mais également, après l’indépendance du Maroc, à la militarisation de la région voulue par la monarchie et réprimée dans le sang lors des terribles années 1958-1959, juste avant les accords bilatéraux entre la Belgique et le Maroc, au cours desquels de nombreux rifains ont quitté leur région, avec l’encouragement de la Monarchie marocaine, trop heureuse de pouvoir vider la résistance de ses forces vives. Mohamed GP a quitté le Rif à la fin des années 20, alors âgé de 16 ans, pour trouver du travail.
Pour une raison inconnue, Mohamed GP a [changé de patronyme : le nom de son père disparaît à cette génération] (/dictionnaire/nom-du-père). Pourquoi ? Le père de Mohamed GP a-t-il voulu protéger ses descendants ? Le patronyme de cette famille a-t-il été changé contre la volonté de cette dernière ? Ce sont les pistes de dénouement de ce mystère qui vont conduire Mohamed sur le chemin d’une forme d’apaisement. Mohamed prend alors conscience que son histoire familiale pré-migratoire lui est peu accessible, en raison du silence de ses parents qu’il ne s’est jamais autorisé à questionner, soupçonnant une charge émotionnelle trop intense en lien avec cette histoire. Le père de Mohamed est décédé depuis plusieurs années mais sa mère, très âgée, est toujours en vie et de nombreux membres de sa famille paternelle vivent toujours au Maroc. Sa quête pour connaître l’histoire de son grand-père va lui permettre de faire à nouveau circuler une parole figée, de part et d’autre de la méditerranée.
Mohamed va peu à peu se livrer sur la grande souffrance accumulée au cours de son adolescence, qu’il a tenté de « nier » une fois devenu père, afin de protéger ses enfants contre les risques de discriminations. Il va parler à ses enfants de ses dérives adolescentes et leur proposer de se joindre à lui dans son travail d’enquête. Il décide de coconstruire avec eux le génosociogramme, ce qui permettra la libération de sa parole et de l’histoire familiale, silencée jusque-là. Il va interroger sa mère, ses oncles et tantes, ici et là-bas. Peu à peu, une histoire familiale digne et fière se restaure.
Deux hypothèses vont émerger pour tenter de lever le mystère du changement de patronyme à la génération de Mohamed GP. Le nom de famille, jusqu’à la génération précédente, signifiait « celui qui porte le fusil ». Le père de Mohamed GP était contemporain des longues luttes de résistance contre la colonisation aux côtés des combattants algériens. Quel était le statut de cet homme ? Pourquoi son nom a-t-il dû être effacé ? Une première hypothèse est à mettre en lien avec le contexte et les enjeux politiques de cette région particulière: pour protéger sa famille et ses descendants, un choix a été fait, et le patronyme du « porteur de fusil » a été modifié en un autre qui évoque le village natal de la famille. Autre hypothèse, c’est lors des opérations de recensement que l’état « protecteur » a modifié le nom traditionnel en un autre, plus conforme aux représentations occidentales.
C’est ce patronyme, porté aujourd’hui par Mohamed et ses enfants, qui a traversé la méditerranée à la génération de son père. Le père de Mohamed a exercé de nombreux et lourds métiers à son arrivée en Belgique et a pu -partiellement - réaliser son projet migratoire: il a acheté une maison en Belgique et une autre au Maroc et a connu pour lui-même l’ascension sociale qui a motivé son départ. En revanche, pour Mohamed ainsi que pour ses frères et sœurs, l’ascension sociale s’est arrêtée net. L’assignation sociale, le racisme et les discriminations liées à leur double appartenance ne leur ont pas permis de se réaliser comme ils et elles l’auraient voulu. Les recherches en sciences sociales sur les parcours professionnels des descendants de l’immigration nord-africaine en Belgique confirment malheureusement à grande échelle ce constat.
Le trouble ressenti par Mohamed lors du contrôle de police vécu par son fils lui a permis de se reconnecter avec une histoire familiale fière et combattante. Il a pu se libérer de l’injonction à « ne pas faire de vagues » que lui ont transmis ses parents. Les rifains « coriaces », ce sont les femmes et les hommes qui ont résisté et l’espace clinique a permis à Mohamed de sortir d’une vision dépréciée de lui-même en se reconnectant à un ascendant objet de respect et fierté dans la famille. Et, surtout, Mohamed est parvenu à briser le silence qui se transmet de génération en génération: ses enfants se voient transmettre leur histoire et découvrent une facette inconnue de leur père, cet homme silencieux qui tout à coup prend la parole.