Sandrine, un combat en réhabilitation
Ce témoignage fait partie de mon article « Transmettre et mettre en mots la migration familiale: toute une histoire ! » dans lequel je croise les apports des outils de l’analyse transculturelle et ceux de l’analyse transgénérationnelle pour évaluer leur capacité d’intervenir en amont de la création d’une crypte et d’un fantôme.
Tous les prénoms repris dans ce témoignage sont des pseudonymes, afin de préserver l’anonymat des personnes concernées.
Sandrine est une jeune femme de 33 ans qui se sent très liée à l’histoire de sa grand-mère maternelle, Elisabeth. Elisabeth était une très jeune congolaise lorsque, alors que son pays était une colonie belge, elle a épousé un homme de 40 ans son aîné, un missionnaire défroqué qui dirigeait l’école où elle était élève.
Lors de notre premier entretien, Sandrine me parlera de son cheminement personnel et de la conscience qu’elle a depuis de longues années de « tourner autour de l’histoire familiale » par des chemins détournés qui lui permettent indéniablement de se mettre à distance de cette dernière tout en s’en approchant, par un mouvement de cercles concentriques, dans le temps et l’espace : après avoir dans un premier temps abordé la question « générale » de la vie, l’histoire et le recul historique que d’anciens missionnaires portent sur leur vie au Congo, elle en vient à traiter plus récemment cette histoire dans sa propre famille. Sandrine est enceinte de quelques semaines lorsqu’elle entame cette démarche d’analyse transgénérationnelle. Je suis bien entendu attentive à cet état particulier, et, même si ma jeune patiente ne mentionne pas d’emblée ce qui se jouera pour son enfant à venir, il est clair que sa grossesse en cours n’est pas étrangère à sa démarche: il s’agit bien d’une problématique traversant quatre générations.
La grossesse est un état particulier, ouvrant ce que Monique Bydlowski nomme la transparence psychique, c’est-à-dire un accès plus direct, chez la femme enceinte, à son matériau inconscient. Les rêves, les souvenirs et questionnements sur sa propre enfance sont très présents chez la future mère, qui interroge et repositionne sa propre place dans la généalogie familiale. Sandrine vient donc, consciemment ou non, interroger sur le plan intime le destin de sa grand-mère maternelle en écho à sa grossesse, et à la venue prochaine de son premier enfant. Elle commence alors le récit de l’histoire d’Elisabeth et Félicien, ses grands-parents maternels.
Alors qu’elle est à peine adolescente, Elisabeth est scolarisée dans une école secondaire catholique au Congo dans laquelle sa sœur aînée est elle-même enseignante. Cette école, gérée par l’administration coloniale belge, est dirigée par un missionnaire. En 1953, Elisabeth, alors âgée de 15 ans, va beaucoup plaire à Félicien qui deviendra son époux dès qu’elle sera majeure. Le couple sera déjà effectif avant ce mariage et un premier enfant naîtra de cette union, suivi de 4 autres après leur mariage qui aura lieu en 1956.
En 1966, le couple et les enfants vont venir s’installer en Belgique. Dès l’arrivée de la famille, Elisabeth va mal: la famille de Félicien accepte très mal ce couple mixte et Elisabeth ne trouve pas facilement sa place dans ce pays qu’elle ne connaît pas. Elle repartira au Congo en 1969 avec quatre de ses enfants étant donné que sa fille aînée refuse de laisser son père seul en Belgique. Cinq jours après le départ d’Elisabeth, Félicien décède et, à son retour, Elisabeth va être internée durant 5 mois pour « délire érotomaniaque ». Le doute autour de la paternité du dernier né de la fratrie finit de sceller le destin d’Elisabeth qui sera définitivement considérée comme une femme aux mœurs légères, stigmate relié sans scrupule à sa couleur de peau par la famille de son défunt mari, pour laquelle l’image des noirs est baignée de propagande coloniale.
Après avoir été confiés au frère de leur père, qui exprimera très clairement son refus de les prendre en charge, tous les enfants du couple vont être pris en charge par un orphelinat. La mère de Sandrine va vivre l’enfer et en vouloir beaucoup à sa propre mère qu’elle considère comme la responsable de cet abandon. Le traitement des enfants métis du Congo par l’État belge fait actuellement l’objet d’une demande de réparation en justice étant donné les conditions scandaleuses dans lesquelles ont grandi ces enfants, entachés du stigmate d’une transgression inacceptable dans un état colonial: celui des relations intimes entre blancs et noires.
Quel est l’inconscient collectif partagé dans la famille autour de l’histoire d’Elisabeth ? La représentation familiale d’Elisabeth, au fil des générations, a toujours été très jugeante et négative, validant et renforçant le discours construit à sa génération. À aucun moment, la question d’une relation pédophile n’a été nommée ou soulevée ni cette union jugée problématique. Le discours a toujours fortement dénigré Elisabeth, présentée comme une manipulatrice et obsédée sexuelle. Cette lecture des événements a probablement été rendue possible grâce au discours ambiant de l’époque, glorifiant l’œuvre civilisatrice de la colonisation et invisibilisant les transgressions qu’elle a rendues possibles, comme dans le cas de la famille de Sandrine: un missionnaire de 55 ans a des relations sexuelles avec une adolescente de 15 ans, l’épouse dès sa majorité et lui fait 5 enfants. Cette situation, énoncée hors de tout contexte colonial, prend une tout autre signification, qui sera restée jusqu’au travail de Sandrine invisible aux yeux de tous.
Un climat transgressif est cependant installé dans la famille, qui, comme nous allons le découvrir, transpirera de génération en génération. Lorsque les parents de Sandrine se sont rencontrés, ses grands-parents paternels sont devenus les tuteurs de sa mère afin de la sortir de l’orphelinat dans lequel elle vivait. Cette décision génère une situation particulière: les parents de Jean-Paul, futur époux d’Emilie, deviennent en quelque sorte ses propres parents de substitution. Un climat incestuel symbolique est ainsi mis en place.
Je pose la question suivante à Sandrine : « en quelque sorte, vos grands-parents paternels sont devenus les parents de substitution de votre mère? Et donc, votre père et votre mère ont eu une relation amoureuse tout en étant liés par un lien fraternel ? ». Sandrine me parle alors de sa difficulté à prendre sa place dans sa famille, de son besoin, depuis son enfance, de tenter de régler les conflits entre ses parents, allant même jusqu’à entreprendre, à l’adolescence, des démarches en vue de mettre en place une thérapie familiale. Je partage à Sandrine ma sensation d’un climat transgénérationnel incestuel, dans lequel l’ordre des générations est troublé. Sandrine valide cette hypothèse d’un trouble dans l’ordre des générations. Elle l’exprime en ces mots: « ça me fait un choc, mais positif ce que vous dites… et puis ça nuance quand même un peu ce que la psy de Sidonie lui a dit. Elle était sans doute sur la bonne voie mais bon… ce que je vois maintenant, ça s’éclaire, et je comprends, ça donne du sens à ma difficulté à savoir où je suis, fille de mes parents et en même temps au milieu d’eux… ». C’est bien un système, transmis de génération en génération, qui a conduit Sandrine à occuper cette place qui n’est pas la sienne.
Sandrine abordera également sa difficulté à exprimer ses émotions. En effet, j’avais déjà constaté sa grande stabilité expressive que je ne qualifierais pas de sérénité mais plutôt de grande vigilance. Je lui suggère alors qu’exprimer ses émotions c’est prendre le risque d’être jugée, « nommée » par d’autres, tout comme sa grand-mère l’a été? Sa grand-mère, dont elle se sent si proche, a été « qualifiée » de folle. S’exposer, se dévoiler, c’est prendre un risque… Sandrine peine à nommer le trauma vécu par sa mère et ses frères et sœurs : « un trauma colonial ? » me dit-elle… Elle ne parle pas de trauma d’abandon mais déploie l’explication suivante: le contexte (colonial) a été propice à une relation transgressive (relation entre un homme blanc de 55 ans et une adolescente noire de 15 ans). Cette relation, non validée par la famille, va conduire au bannissement d’Elisabeth et à l’abandon de ses enfants. Cette séance très intense se clôturera sur des prises de conscience que Sandrine qualifiera de libératrices.
Plusieurs semaines après notre dernière séance de travail, je recevrai un appel téléphonique de Sandrine: sa mère vient de lui révéler un secret de famille qui claque comme un coup de tonnerre dans un ciel d’apparence uniformément bleu. À la génération de la mère de Sandrine, l’équilibre familial s’est organisé autour d’un secret : celui de l’inceste commis par Félicien, son grand-père paternel, sur sa fille aînée, celle-là même qui avait refusé de le laisser seul lorsqu’Elisabeth a pris la décision de retourner vivre au Congo avec ses enfants. C’est la mère de Sandrine qui va révéler ce « secret » à sa fille, tout en précisant qu’il n’a pas été confirmé par sa sœur aînée. Cette « révélation » qui reste donc hypothétique, fait sens chez Sandrine : les dynamiques familiales à l’œuvre lui apparaissent sous un jour nouveau. Comme le souligne avec justesse Dorothée Dussy, ce qui fait tabou, ce n’est pas l’inceste, mais bien le silence qui l’entoure, auquel sont enjoints la victime et [toutes celles et ceux qui « savent »] (/questions/secret) ce qui se passe tout en le taisant. Dans la famille de Sandrine, l’ensemble des personnes concernées ne sont pas encline à parler et révéler. Dorothée Dussy inscrit également la « pratique de l’inceste » dans un contexte social de dominations et se distancie des représentations et théories attribuant à l’agresseur des traits déviants ou pulsionnels. L’inceste est « une pratique sexuelle » inscrite dans un contexte de domination masculine, dans le cadre duquel « l’incesteur » s’autorise à satisfaire ses besoins sexuels avec les personnes, de préférence vulnérables, qui l’entourent. Cette contextualisation, au regard des rapports sociaux à l’œuvre entre colons et colonisés d’une part, et adulte et enfant de l’autre, apporte un éclairage nouveau et pertinent à l’histoire familiale de Sandrine. La levée du secret familial qu’elle me partage signe la clôture du difficile et courageux travail engagé par ma patiente.