Un article de Simone Cordier publié le 28 février 2018

Victor Hugo nous laisse un héritage humaniste et un témoignage poignant de ses souffrances de fils, de frère, d’homme et de père. Il nous fait partager son chemin de croix pour advenir en tant que sujet et nous offre un voyage au cœur de l’humain d’une profondeur psychologique portée par un souffle créateur de génie.

Il y 130 ans, le 1 juin 1885, la France enterrait en grandes pompes Victor Hugo. Deux millions de personnes accompagnaient le grand homme au Panthéon. Aucun chef d’état, avant ou après lui n’aura droit à une telle apothéose. Ce jour-là, ce qu’il aimait nommer « la Patrie, le Peuple et la Populace » étaient rassemblés autour de son cercueil de « pauvre » hissé sous l’Arc de Triomphe. La Patrie digne, le Peuple fervent, la Populace orgiaque : tous étaient présents pour l’honorer.

Victor Hugo fut considéré de son vivant comme un des plus grands auteurs français : fer de lance du mouvement romantique, il renouvelle l‘art du théâtre, bouscule les règles traditionnelles du beau et ose braver les anciens au prix de batailles dont la plus célèbre est celle d’Hernani - à la suite de la sortie d’une pièce de théâtre éponyme, consacrée au drame romantique.

Hugo est un homme de combat : sa plume est une arme qu’il lève au nom de la Liberté contre toutes les injustices et les inégalités. Il construit une carrière politique qui le propulse sur le fauteuil de pair de France, puis le précipite sur le rocher de l’exil durant presque 20 ans pour le voir revenir en triomphe à l’âge de 70 ans comme député ! Sa carrière littéraire est également un parcours du combattant qu’il mène avec succès contre les censures et attaques virulentes de tous bords : il gagne un fauteuil d’académicien arraché de haute lutte ! Sa vie sentimentale n’est pas un long fleuve tranquille, il vit les torrents de la passion jusqu’à sa mort, ses amours se vivent au pluriel dans une fidélité de cœur à sa femme et à sa maitresse. C’est aussi un père fracassé par la perte de ses enfants, en particulier par la mort de sa fille Léopoldine.

Victor Hugo est un homme d’exception, un génie un peu « fou » aux talents multiples : outre la littérature (130 milles vers) il excelle en peinture (4000 œuvres de talent) en ébénisterie, maçonnerie, céramique… Son regard de visionnaire lui fait entrevoir une monnaie unique, les états unis d’Europe, les guerres du 20ème siècle… Il fut même surnommé « le prophète » et en toute modestie se classe lui-même dans la catégorie des génies demi-dieux ! Nous dirions aujourd’hui que son « enflure » du moi frôlait le délire, s’il n’avait pas tenu parole : il est reconnu comme génie et brille au firmament des grands hommes.

Les biographies sur Victor Hugo et surtout la lecture de ses œuvres font apparaître un homme hanté par ce que les psychanalystes ont appelé « le complexe de Caïn ». Le fratricide de Caïn sur Abel (premier meurtre de la Bible) est pour Victor Hugo la source de tous les maux : « l’envie associée à la force engendre la loi du plus fort et partage l’humanité en deux races : celle de Caïn, inexorable et damnée qui cherche à exterminer celle d’Abel ». Le poème « La Conscience » expose les affres de Caïn rongé par la culpabilité qui le poursuit ou qu’il se cache :

Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.

Les personnages hugoliens incarnent ces frères ennemis qui se partagent les territoires de l’ombre et de la lumière (Javert et Valjean dans Les Misérables par exemple). L’emploi systématique (et critiqué) de l’antithèse chez Victor Hugo illustre bien cette vision du monde sans nuance divisée entre le bien et le mal. Pierre Albouy écrit dans la « création mythologique chez Hugo » :

L’éthique de Victor Hugo se fonde sur l’usage déterminé de la Force ; c’est toujours une morale de la raison du plus fort ».

Seulement le plus fort, c’est Dieu. Or là, la Force divine, la Bonté, est au service des faibles. Il fera de Job un combattant Prométhéen qui se révolte non pas contre Dieu, mais contre les tyrans usurpateurs. Il s’agissait pour lui d’expliquer et de justifier la Terreur en montrant qu’elle était la conséquence des crimes de l’ancien régime ; il écrit dans la préface de 1793 « Qui donc a construit cette machine horrible (la guillotine) ? Ô mes pères, c’est vous ! »

Victor Hugo est écartelé entre son horreur de la violence et le besoin de justifier la fin par les moyens, entre la vision d’un monde qu’il pense soumis aux lois d’airain de l’Expiation du crime de Caïn et de l’Anankè (fatalité), et son aspiration vers les idéaux républicains, liberté, égalité, fraternité L’Anankè rend impossible les réhabilitations : les sentences du destin sont sans appel : nul ne peut échapper à son passé : Hernani (comme Caïn) est le drame du passé qui poursuit sa proie et refuse le pardon ; Esméralda (comme Abel) n’échappe pas à cette mécanique inexorable : rien ni personne ne pourront la sauver.

Dans sa Psychanalyse de Victor Hugo, pour analyser la rivalité entre Victor et ses frères, Charles Baudouin fait également référence au complexe de Caïn. Comme je propose de le montrer dans la suite de cet article, le complexe de Caïn est en effet omniprésent dans la vie et l’œuvre de Victor Hugo. L’analyse transgénérationnelle nous permet aujourd’hui de mieux nous en rendre compte. Je développerai cette thématique sur trois plans :

  • l’héritage transgénérationnel des luttes fraternelles
  • l’indicible des guerres de Vendée et du rôle tenu par le père de Victor Hugo, Léopold Hugo allias Brutus, et de l’arrière-grand-père maternel René Pierre Lenormand.
  • l’actualisation de cette lutte dans la vie de Victor Hugo

Caïn le premier meurtrier de la bible

Caïn signifie en hébreux : qui compte ; est acquis avec Dieu (c’est Ève qui le nomme et affirme l’avoir acquis avec Dieu ; serait-elle un peu amoureuse de Dieu le père ?)

Abel signifie : buée, rien (le texte biblique dit « elle enfanta encore» cet enfant qui répète le premier compterait-il pour du « beurre » ?)

Le crime originel est la conséquence de la jalousie de Caïn : Dieu agrée l’offrande d’Abel (le sacrifice du premier-né de ses agneaux) et dédaigne la corbeille des fruits primeurs de l’agriculteur Caïn ; ce dernier furieux contre Abel « se lève et le tue » sans dire un seul mot. Dieu lui pose la question « Où est ton frère ? » à laquelle Caïn répond « Je ne sais pas, suis-je le gardien de mon frère ? » « Qu’as-tu fais ? reprit-il. La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi. Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force, tu seras errant et vagabond sur la terre » (1). Caïn se plaint de son sort et cherche à négocier avec Dieu car comme il le dit, « Quiconque me trouvera me tuera ! ». Alors Dieu lui impose un signe sur le front afin que personne en le rencontrant ne le frappe, assurant que « si l’on tue Caïn, il sera vengé sept fois »

Curieuse condamnation : Didier Dumas explique que nul ne peut tuer sans être détruit de l’intérieur par le poison de la honte et de la culpabilité, ni hanté par son crime ou amnésique (ce qui est encore pire puisque l’amnésie équivaut dans ce cas-là à se tuer psychiquement : à « assassiner » son passé) (1). Caïn est donc condamné à vivre avec lui-même et ses démons intérieurs.

Il est dit dans la Bible que le fantôme (d’Abel) issu de ce fratricide va se transmettre jusqu’à Abraham et que sa dissolution n’aura lieu qu’après la lignée des Patriarches qui en viendra à bout en trois ou quatre générations !

Un frère ainé que l’on nomme Abel

Dans la famille Hugo, contrairement à l’histoire biblique, c’est le frère aîné qui reçoit le prénom d’Abel. Quelle idée ! Qui l’a nommé ? Léopold son père ou Sophie sa mère ? Au nom de quoi ? Au nom de qui ? Ce garçon est-il affublé de ce prénom ? Ces questions silencieuses Victor Hugo en a porté le poids, « senti » la présence d’une culpabilité refoulée. Comme nous le verrons, sa vie durant, il tentera d’exorciser les « démons » de Caïn auquel il s’est identifié.

Y est-il parvenu ? Pouvait-il y parvenir sans connaître le poids des ombres de l’histoire familiale dont il aura inconsciemment hérité ? Transmet-il lui aussi cet héritage à ses descendants, les vouant à la répétition des traumas ? Dans cette dynamique qui se rejoue sur plusieurs générations chez les Hugo, quelle est sa part de Caïn, sa part d’Abel ? 

Le prénom Abel dans l’histoire des ascendants

Le choix du prénom échappe en partie à la conscience des parents qui sans le « vouloir » peuvent enfermer leur enfant dans quelques lettres. Alain Ouaknin dans « Bibliothérapie » nous explique que la racine Sem, en hébreux (le nom) et Sham (là-bas) implique que porter un nom c’est littéralement ex-ister : se tenir hors toute contenance qu’on puisse se donner *« Tout homme à la naissance possède deux dimensions : un « être ici »… dans la passivité de la naissance, échu à soi-même comme une dette qu’il n’a pas contractée, c’est « l’ici » d’un échouage où il se trouve jeté, héritage des ancêtres, destin… À « l’être ici », s’oppose un « être là-bas »… » * c’est-à-dire un être dans un projet, dans une ouverture au futur. Le « là-bas » du nom permet d’échapper au destin d’une vie déjà écrite, déjà tracée…

En référence à sa symbolique, Abel est un prénom dont l’avenir est écrit d’avance : se faire assassiner par son frère Caïn !

Revenons donc sur l’histoire des enfants de Léopold et Sophie Hugo pour en juger. Abel est l’aîné des 3 frères Hugo, il naît le 15 novembre 1798. Une date qui n’est pas anodine !. En effet, ce jour est à la fois le jour de l’anniversaire de la naissance de son père et le jour de la fête de son père (le 15 novembre fête la Saint Léopold). De surcroît, c’est le jour anniversaire du mariage de ses parents. Ainsi, cette date l’identifie à la lignée paternelle. C’est d’ailleurs celui des trois frères qui sera le plus proche de Léopold et le seul à être militaire comme lui.
Mais trois jours avant la naissance de son fils, un événement important survient : Léopold perd sa sœur cadette, Marie-Françoise, âgée de 22 ans.
Ni les lettres de Léopold à ses proches, ni Victor Hugo, qui se fait le biographe de la famille ne mentionnent cet événement. Pourquoi ?
Comme nous le verrons encore par la suite, il faut reconnaître que chez les Hugo, le recours au déni est le remède à la douleur. Seul doit apparaître un récit de style picaresque : la vie est une aventure riche en péripéties intéressantes à raconter, auquel il convient de soustraire les évocations « négatives » - un type de récit classique chez les pseudo-résilients.
Comme souvent en analyse transgénérationnelle, afin d’éviter des interprétations oiseuses, nous devons replacer les événements du passé dans leurs contextes. Si la famille de Léopold vit à Nancy, lui et sa femme Sophie vivent à Paris, ville qui voit naître Abel. À cette époque les nouvelles n’ont pas l’instantanée du sms. Léopold a-t-il été informé du décès de sa sœur avant qu’Abel naisse ? Et aurait-il eu le temps, s’il l’avait souhaité, d’assister à l’enterrement de sa sœur ?
Le silence autour de ce drame interroge. Il est souvent le signe d’une culpabilité ou d’une honte, comme si une faute fut commise (j’ai pêché par action, par pensée ou par omission).
Certes Léopold n’a pas tué sa sœur, mais nous ne savons rien de leur relation fraternelle (ils ont 3 ans de différence) et surtout, nous pouvons penser que cette incapacité à intégrer l’événement reflète une politique de refoulement antérieure, liée à d’autre deuils non fait chez les aïeux. Léopold se sent il coupable d’avoir été absent pour elle ; de ne pas avoir su la protéger ou est-il sournoisement soulagé par ce décès ? Il faut ici savoir que Léopold Hugo fit carrière dans l’armée en tant que général. Il a été impliqué dans toutes sortes de conflits sanglants et non des moindres, qui auront chargé son âme des multiples souffrances infligées. Comme nous le verrons plus en détail par la suite, son vécu et sa propension au déni ne manquera pas d’influencer le destin de ses fils.
Les circonstances de la mort de la jeune Marie-Françoise, quelques jours avant la naissance d’Abel, pourraient-elles faire rejaillir la honte sur le clan (le suicide, l’avortement, le meurtre et les maladies mentales sont très souvent cachées pour préserver l’honneur à tout prix). Nous le verrons, Victor Hugo, à son tour, cachera et effacera tout de la folie de son frère et de sa fille, pourquoi ?
Sherlock Holmes commençait ses enquêtes en observant ce qui devrait être là et qui n’y était pas. C’est souvent ainsi que commence l’enquête transgénérationnelle ; par un « étrange que nulle trace ne subsiste de cette sœur » ! Mais d’un point de vue psychologique, la vérité historique que rechercherait un Sherlock Holmes importe moins que l’analyse des conséquences que cet événement fait peser sur Abel et sa descendance. Si le silence qui entoure le décès de Marie-Françoise peut interroger, il est aussi cet indice premier qui révèlera toute une série de deuils non faits ainsi que d’autres manques d’intégration qui caractérisent les parents et les aïeux de Victor Hugo.

Abel endosserait-il la culpabilité de son père Caïn ?

Abel n’a pas vraiment eu de chance dans sa vie : il a soutenu ses deux frères et en particulier Victor qu’il a financé dans ses débuts. Il a renoncé à une carrière littéraire alors qu’il avait du talent, et sa carrière militaire a été interrompue par les changements de pouvoir politique. Sur trois enfants, il perd une fille Zoé âgée de deux ans, et sa femme tombe alors en dépression chronique. Son fils aîné, nommé Léopold, et sur lequel les bonnes fées s’étaient penchées est un brillant chercheur. Mais il voit sa vie brisée par la perte de sa fille qui meurt à vingt-deux ans, au même âge que sa tante dont le deuil n’avait pas été fait ! Léopold junior sombre alors dans un mysticisme délirant. Quant au dernier fils d’Abel, Jules, il deviendra prêtre et mourra à vingt-huit ans à Rome (personne ne sait comment). Abel mourra en 1855, isolé et en froid avec Victor Hugo pour des raisons ignorées.
Comme l’Abel biblique qui n’a pas de descendance, celle d’Abel Hugo (branche aînée) est éteinte. Comme un signe fatal, le berceau d’Abel était tendu de crêpe noir, annonçant cet héritage des deuils expulsés de ses parents.
Il semble ainsi qu’Abel ait « écopé » des conséquences du deuil non fait de son père, dans le rôle du premier-né sacrifié via ses enfants. Pour compléter le tableau, entre 1791 et 1795, Sophie, sa mère, a perdu une sœur de 25 ans et deux frères de 17 et 21 ans (l’un par accident, l’autre « tombé » au combat sur les pontons Anglais) ! Lorsque les deux parents sont porteurs de mêmes lacunes d’intégration, en l’occurrence des deuils non faits, Didier Dumas explique que leurs enfants sont doublement hantés.
Paul-Claude Racamier dans son livre Le génie des origines, énonce une loi qui se vérifie dans la clinique transgénérationnelle : « À toute tache ou peine encourue (le deuil en fait partie) par la psyché, répond un travail qui incombe au moi. Cette loi, a pour corollaire que tout travail refusé par un moi sera supporté par d’autres épaules et d’autres personnes ; entre temps, le poids s’en trouvera multiplié. »
Le silence qui entoure la mort de la sœur de Léopold est lourd de signification : le deuil de Marie-Françoise ne se fait pas, et son fantôme hantera les enfants de Léopold et de Sophie Hugo, ainsi que leurs petits-enfants et particulièrement les filles d’Hugo. Cette ombre flottera sur Léopoldine qui meurt noyée enceinte de 6 mois et sur Adèle (la femme de Victor) qui sombre dans la démence. Le poème « Mes deux filles » issu des Contemplations, écrit avant la mort de Léopoldine, semble saisir l’image du fantôme.

« Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe,
L'une pareille au cygne et l'autre à la colombe,
Belle, et toutes deux joyeuses, ô douceur !
Voyez, la grande sœur et la petite sœur
Sont assises au seuil du jardin, et sur elles
Un bouquet d'œillets blancs aux longues tiges frêles,
Dans une urne de marbre agité par le vent,
Se penche, et les regarde, immobile et vivant,
Et frissonne dans l'ombre, et semble, au bord du vase,
Un vol de papillons arrêté dans l'extase. »

Victor Hugo lui-même était attendu par ses parents comme une fille qui aurait certainement remplacé Marie Françoise Hugo et Rose Trébuchet (sœur aînée de Sophie morte à 26 ans à Nantes en pleine Terreur). La « malédiction » qui dénonce les deuils non faits semble s’arrêter avec les filles de Victor Hugo qui seront sans descendance. Quant à Jeanne, la petite fille de Victor Hugo, elle n’aura qu’un fils qui sera sans descendance.

L’héritage transgénérationnel des luttes fraternelles

L’héritage du grand-père paternel

Le grand-père paternel de Victor Hugo, Joseph, a eu 19 enfants dont seuls 9 survivront. En 1768 il perd sa première épouse, son fils ainé (Césaire âgé de 12 ans) et sa benjamine de 2 mois.
Joseph Hugo se remarie avec Jeanne Marguerite Michaud en 1770. En 1772, il perd le dernier fils du premier lit, Claude, âgé de 7 ans. Or Léopold (le père de Victor Hugo) naît le 15 novembre 1773 (sans doute conçu le 15 Février 1773) qui est le jour de la Saint Claude, comme s’il devait porter la mémoire oubliée de ce demi-frère dont personne ne parle. Léopold est le premier fils du second lit (après 3 sœurs dont la dernière est morte en janvier 1773 un mois avant la conception de Hugo !). L’ombre de ces deux morts peut plane sur le berceau de Victor Hugo.
Le silence autour de ces morts peut s’expliquer par l’impossibilité d’exprimer sa souffrance dans une société qui, faute de pouvoir endiguer la mortalité infantile n’offre pas de cadre social ou religieux pour accueillir ce type de deuil ; se résigner au choix de Dieu et redonner la vie, semble être la solution économique la plus efficace à la survie du clan. Les causes de la mort peuvent accentuer la culpabilité des survivants (l’accident fait peser ce sentiment sur tout le clan « qui n’a pas surveillé l’enfant ? »). 
La maladie infantile implique une contamination (« qui est porteur du germe fatal ?»).

Des circonstances peuvent aggraver ce complexe : dans le cas de Léopold qui est premier fils du second lit, « l’élimination » de son demi-frère Claude le place en tête du droit d’ainesse et offre ainsi à sa mère la possibilité d’effacer sa rivale (voir Cendrillon ou Games of Thrones). Un scénario qui est toujours d’actualité dans les familles recomposées. À cette époque de forte mortalité infantile (1 enfant sur 4 arrive à l’âge adulte), il est vital de remplacer rapidement les morts afin l’assurer l’existence du clan. Ainsi, les remplaçants sont porteurs d’une dette à l’égard des aînés morts, sans même en avoir conscience. Tous ces morts que le système (faute de les comptabiliser dans le livret de famille) envoie dans les « mémoires de l’oubli » ; ne manqueront pas de se rappeler au bon souvenir des descendants, tant qu’ils ne seront pas réintégrés dans la mémoire familiale.
Léopold, coincé entre deux morts ne peut qu’endosser le costume de Caïn (puisque seuls les Caïn survivent). Dans sa vie Léopold payera sa dette sous la forme d’auto-sabotages qui freineront sa carrière militaire. Il sera fidèle à ses frères d’armes qui sont souvent des aînés et en payera le prix fort : la mise au placard par Bonaparte (qui méprise Joseph, son aîné pour lequel Léopold travaille !). Il aura du mal à assumer son rôle de père et se comportera soit en tyran soit en frère copain avec ses fils.
Du côté maternel, les héritages pathologiques ne sont pas en reste. Comme dans la lignée paternelle, il y a énormément de morts d’enfants et d’orphelins dans la famille de Sophie Trébuchet. Mères mortes en couches, pères et frères disparus en mer. Sophie est une troisième fille attendue comme un garçon : sa guerre fraternelle est une guerre des sexes. Un lutte fratricide sévit inconsciemment dans la famille Hugo, elle répond à cette loi implacable : seuls les plus résistants survivent. Cette loi est d’autant plus vraie pour le soldat qui a le choix de mourir ou de tuer ! Or les fils Hugo sont fils de général et leur mère Sophie, qui a dû jouer des coudes pour exister entre deux sœurs et trois frères, les élève dans un climat de compétition. « Que le meilleur gagne » est la règle du jeu qu’ils ont appris à respecter avec pour corollaire « celui qui perd est minable ». Les trois frères ont bien compris leur leçon et surtout Victor Hugo.

S’il n ‘en reste qu’un je serai celui là

Victor Hugo, le troisième et dernier fils de Léopold et de Sophie. Né après Abel et Eugène, le 26 février 1802, il est le plus chétif des trois. Il est aussi le moins légitime (est-il le fils de son père ou de son parrain Victor Lahorie, l’amant de sa mère ?), le moins beau avec sa grosse tête et son front disproportionné. Il pleurniche pour un rien et ses frères se moquent « la bébête » comme dira Eugène à sa naissance. Lui-même se décrira ainsi :

Jeté comme une graine au gré du vent qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu’il fut ainsi qu’une chimère,
Abandonné de tous excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,
C’est moi

Mais comme son prénom le suggère, il sera le grand vainqueur d’une bataille commencée dès le berceau avec Eugène son « jumeau » et qu’il gagnera par KO. Pourtant Eugène, de 18 mois son aîné, est le plus robuste. C’est lui qui ressemble le plus à son père et qui fait la fierté de ses parents. Les deux frères sont pourtant aussi complices : ils partagent les jeux, les mêmes bancs d’école (Victor avait rattrapé son frère) et subissent ensembles les pensionnats sordides imposées par leur père pour les punir de leur loyauté à Sophie (si tu n’es pas pour moi, tu es contre moi). Ces enfants sont, comme souvent, les victimes de la guerre conjugale et piégés dans un inextricable conflit de loyauté. Ils sont aussi doués, voire surdoués, l’un que l’autre : leurs premiers vers sont primés et Eugène obtient le prix prestigieux de l’Académie des Arts Floraux de Toulouse (pas Victor). Mais depuis longtemps Eugène présente des comportements étranges qui inquiètent un « peu » son entourage, lequel reste dans le déni (politique en vigueur chez les Hugo). Mais après la mort de leur mère Sophie et le mariage de Victor avec Adèle Foucher (dont ils sont tous les deux amoureux) tout bascule. Eugène « tombe » en schizophrénie hébéphrénique et finira ses jours à Charenton, debout devant sa fenêtre tel une statue : un vivant-mort ou un mort-vivant ? Victor n’ira le voir qu’une fois à Charenton, avant sa mort, en 1837, et se sentira toujours coupable de l’avoir abandonné. Eugène sera effacé de l’histoire familiale : la maladie mentale est souvent cachée dans les familles. La « tare » peut compromettre les chances d’alliance des enfants par peur de transmission génétique aux descendants. Dans le cas de Victor Hugo, c’est surtout sa carrière qu’il ne veut pas voir ternie par la maladie d’Eugène dont il fera disparaitre le dossier médical et toutes les images qui pourraient rappeler son souvenir (lorsque sa fille Adèle sera elle aussi enfermée en asile psychiatrique, il fera croire à sa belle-fille qu’elle est morte !). Je mets cette variante du meurtre de Caïn sur la transmission d’une mémoire de la grande peste qui a décimé la Lorraine (dont sont originaires les Hugo) : il faut se séparer au plus vite des malades qui pourraient contaminer les autres membres du clan ; ce motif de la contagion est transposé aujourd’hui dans les films de Zombies (et c’est le thème de la première pièce de Victor Hugo « Han d’Islande » dont l’action se situe durant la grande peste). À partir de 1837, date de la mort de son frère, Victor Hugo portera sa tunique de Caïn collée à la peau ; il entendra cette voix qui lui susurre ou lui hurle « Qu’as-tu fait de ton frère ». Atteint de cécité et de dépression, il devra interrompre une pièce qui ne verra jamais le jour, intitulée « les jumeaux », dans laquelle il mettait en scène le « masque de fer », ce jumeau littéraire de Louis XIV qui aurait été enfermé pour ne pas faire d’ombre au Roi Soleil. Le thème du sacrifice d’un jumeau au bénéfice de l’autre est classique (Romulus et Remus, par exemple). « Les Burgraves « (pièce jumelle de la première) verra le jour et mettra en scène une histoire de fratricide commis 60 ans auparavant par un demi-frère bâtard sur le fils légitime pour l’amour d’une femme, et qui risquerait de se répéter si la déesse fatalité ne renonçait pas à son désir de vengeance.

L’héritage impossible du génocide vendéen

1793 : l’indicible

Si Victor Hugo ignorait son histoire transgénérationnelle et s’il fut surdéterminé dans son rôle de Caïn au vue des lois de survie de son système, il y a une chose qu’il ne pouvait ignorer, c’est la barbarie des guerres de Vendée. Son dernier roman, 1793, tente d’exorciser ce qu’il nomme lui-même « une hantise ». Tout en dénonçant les horreurs de La Terreur, il s’efforcera de la justifier par le droit du peuple à « la vindicte » pour avoir subi l’injustice pendant quinze siècles. Dans Les misérables, on peut lire: « S’il faut pleurer sur les victimes de la Révolution ; alors il faut pleurer sur toutes les victimes de l’ancien régime ! 1793 serait donc « l’inexorable » réponse de la misère à l’injustice ». Inconsciemment, n’essaye-il pas de disculper son père qui a joué un rôle de Caïn durant la « pacification » de la Vendée ?

Rappelons pour mémoire qu’en août 1773, la Convention vote la loi sur la Politique de la terre brûlée en Vendée. Cela signifie que la Vendée doit être « nettoyée » de tous les opposants au régime par tous les moyens (incendies, destruction de bâtiments et de récoltes) et a pour conséquences de ravager l’ensemble du territoire.  Sous les ordres de Kléber, l’armée de Mayence (les colonnes dites infernales) a carte blanche pour effectuer ce travail sanitaire de salut public. Le bilan est impressionnant : entre 200’000 et 380’000 morts (selon les estimations) tués sur l’échafaud, fusillés, morts du typhus ; exterminés sans distinction d’âge, ni de sexe. Incendies, pillages, viols et assassinats d’enfants sont au menu de cet enfer digne des tableaux de Bosch. Victor Hugo sait tout cela et le décrit crûment dans 1793.
Il connait le rôle joué par son père mais il fait semblant de croire à la version chevaleresque d’un Brutus défenseur de la veuve et de l’orphelin. Savoir que son père a tué, sans doute des enfants et violé des femmes comme font les soldats dans l’horreur de la guerre lui est insoutenable. Ce héros au sourire si doux a participé en Vendée, « à toutes les petites affaires qui se succédèrent tant sur le Tenu qu’au port de Saint Pierre », un des épisodes les plus barbare de cette guerre. Les « blancs furent rabattus tel du gibier et massacrés dans un curée de chasse à courre ». Léopold Hugo, général de l’armée de Joseph Bonaparte, récidivera en Italie et en Espagne où il aura pour mission d’exterminer les « bandits locaux » qui étaient, en fait, des résistants à l’invasion française. Il s’est même vanté d’avoir, en 1806, poussé tout un village à la reddition, à la pointe de sa baïonnette. Léopold relate qu’il a gracié en 1793 des femmes chouans arrêtées pour haute trahison. Mais les historiens du génocide vendéen sont formels : il ne fait pas partie de la liste des « Justes ». Il n’est pas ce grand seigneur, qui serait intervenu en faveur de ces femmes enfermées dans des caves, interrogées et qui risquaient l’échafaud ou la guillotine. Lorsque l’on connait tant soit peu l’impact des « fautes » des aïeux sur les nouvelles générations, la psychose de son fils Eugène s’entend comme un héritage des lacunes de son père. Comme si Eugène était en contact direct avec ces scènes de tortures qu’il « hallucine » dans sa folie : il prétend entendre des femmes hurler de douleur dans les souterrains de l’asile psychiatriques. Ne serait-il pas ce « figurant prédestiné » dont parle Paul-Claude Racamier pour désigner le destin de celui sur lequel sont expulsés les deuils et les actes déniés du système et qui les donne à voir au monde, caricaturés dans une versions monstrueuse (le « fou » du roi avait ce rôle de soupape de sécurité de la couronne : le seul roi qui s’en soit passé, a eu la tête coupée !).
Bien entendu, Victor aussi sera hanté par tous ces spectres et ses fantômes qui peuplent son univers romanesque. Par exemple dans « Han d’Islande » qui est une œuvre « gore » de jeunesse, mettant en scène de sombres personnages, (bourreaux, fossoyeurs et misérables). Le héros éponyme est une sorte de spectre qui, pour venger son fils (fruit d’un viol, assassiné par un arquebusier), tue tous ceux dont il croise le chemin et boit leur sang dans le crâne du fils défunt !
Il connait aussi le rôle de premier plan tenu par son arrière-grand-père maternel René Pierre Lenormand, juge aux ordres du sinistre Jean-Baptiste Carrier qui organisa les célèbres noyades dans la Loire. En décembre 1793, ce dernier dirige le tribunal révolutionnaire de Nantes. Entre 8000 et 9000 prisonniers furent entassés dans la prison de l’« Entrepôt des cafés » à Nantes. Le docteur Pariset a décrit ces détenus « spectres pâles décharnés, couchés, abattus sur des planches et s’y trainant en chancelant comme dans l’ivresse ou la peste » (Annales de la Société académique de Nantes et du département de la Loire-Inférieure, Volume XXIII, p. 214). Le typhus s’étant déclaré dans l’Entrepôt, les détenus furent, soit fusillés ou noyés dans la Loire (la noyade était plus rapide que la guillotine ; les condamnés étaient liés par couples et envoyés par le fond). Plus de 3000 victimes furent exécutés sans jugement y compris des enfants. Au total, 11’000 personnes périrent, vendéens, chouans, prostituées, prêtres, girondins et prisonniers de guerre.
Or, le grand-père de Sophie Trébuchet (mère de Victor Hugo), René Pierre Lenormand, juge au Tribunal de Nantes, condamnait les victimes que Carrier exécutait. Son fils, François Lenormand avait « accepté » que sa femme devienne la maîtresse de Carrier. Et lorsqu’une des filles de Lenormand, Carmélite expulsée de son couvent, cherche refuge chez son père pour échapper à la mort, celui-ci refuse de l’héberger...
Certains pensent même qu’après l’arrestation de Carrier, Sophie aura provoqué sa rencontre avec Léopold pour sauver sa peau. Elle n’était nullement du côté des blancs comme son fils, Victor, a tenté de le faire croire : ici pas d’antithèse, père et mère sont du même bord.
Ces informations éclairent sous un nouveau jour le choix du prénom Abel. Les parents Léopold et Sophie, ont sans doute « avoué » dans ce prénom la culpabilité du génocide vendéen, l’omniprésence des victimes de leurs « frères ».
1793 est le dernier roman de Victor Hugo. Il y dénonce l’horreur, mais il la partage entre les deux camps à égalité. Caïn et Abel dans le même panier ? Les deux protagonistes finissent mal : le chef des blancs est guillotiné par le chef des bleus qui se suicide. 1793 se termine par ces lignes : « Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à l’ombre de l’autre. »
Lorsqu’il parlait de ce roman, Victor Hugo disait qu’il était une servitude du devoir. De fait, il est resté piégé dans une double contrainte : le devoir d’écrire ce chapitre sinistre de la Grande Histoire et celui d’effacer la page sanglante de son histoire familiale. Luc Ferry, ancien ministre de l’éducation nationale, a déclaré le 18 mai 2015 sur I-Télé : « Les guerres de Vendée, c’est le premier grand génocide dans l’Histoire de l’Europe, il y eu 500’000 morts!(…) plus aucun historien ne le conteste aujourd’hui ». Pour autant le Parlement refuse de reconnaitre le terme de génocide aux guerres de Vendée pour ne pas « totalitariser » la Révolution Française ni relativiser le génocide des juifs. Un manque de reconnaissance qui a pour effet de maintenir dans le déni les fautes commises et de renforcer leur pouvoir « toxique ».
L’analyse transgénérationnelle met en lumière les défauts de commémoration des événements traumatiques, et leurs conséquences sur les générations ultérieures sous forme de contenus psychiques non identifiés qui « s’enkystent » dans la psyché des descendants à leur insu. Faute d’être intégrés par le sujet (ou le collectif) les blessures du passé ne peuvent cicatriser et risquent de « gangréner » l’ensemble du système.
Victor Hugo, pour préserver une bonne image de son père, a fait silence sur ses agissements. Il a enfermé le secret au fond de lui et endossé la tunique de Caïn à sa place. Cet « emprunt » lui a été facilité par sa propre part de Caïn actualisée dans sa lutte avec Eugène, en écho à celle héritée des deuils non faits par ses ascendants. C’est sans doute toutes ces raisons qui ont « motivé » sa mission de rédemption.

Un désir de rédemption chez Victor Hugo ?

La rédemption est le thème qui préoccupe le plus Victor Hugo. Il espère qu’à la fin des temps Caïn sera pardonné. Comment lui-même a-t-il parcouru son chemin de croix ?

Le sacrifice du premier né pour payer sa dette de vie aux morts

Comme s’il fallait en sacrifier un, Victor Hugo « offre » son premier-né à son père en guise de réconciliation. L’enfant nommé Léopold est envoyé chez son grand-père car Adèle « fatiguée » n’avait pas de lait et que les nourrices engagées n’avaient pas fait l’affaire. L’enfant part à Blois où, manque de chance les nourrices sont aussi « mauvaises » qu’à Paris ! Seule une chèvre saura lui donner son lait. Mais l’enfant (ne se nommant pas Zeus) ne survécut pas, est-ce étonnant ? (Il y avait également un aîné brulé vif dans la fratrie d’Adèle). Le petit Léopold fut remplacé par Léopoldine, laquelle mourra noyée avec son mari. Des circonstances qui rappellent étrangement les noyades en couple organisées par Carrier et qui chargèrent la conscience des aïeux. Victor y aurait-il vu une vengeance de la fatalité ? Victor Hugo écrira le poème « le Revenant » qui expose la croyance du poète dans la réincarnation du mort précédent « en corps et encore » dans le suivant, instaurant ainsi une chaine de filiation vampirique. Dans ce « dés–ordre » transgénérationnel, c’est toujours le même qui revient, sans plus d’écart entre la mort et la naissance, entre les morts et les vivants. Il n’y a alors plus de générations et c’est « toujours le même qui reste » et se renouvelle en saignant les nouveau-nés. « Vampyr » règne en maitre. Durant son exil à Jersey, une expérience mystique quasi délirante lui fera rencontrer ces morts proches ou célèbres. Toute sa vie il entendra des voix, des esprits frappeurs et fera des cauchemars peuplés de fantômes et de spectres (les mots appartenant au champ sémantique du fantôme représentent un pourcentage important de la poésie hugolienne). Et dans Ruy Blas, Don César, censé être mort, « ressuscite » et apparaît en ouvrant une porte cachée derrière un tableau dans la galerie des ancêtres !

La loi du talion

Chaque fois que Victor Hugo recevra une récompense et des honneurs, il les payera par la perte d’un proche. Porterait-il une culpabilité transgénérationnelle qui lui interdirait de se réjouir des hommages rendus ? Et comme pour confirmer cette fatalité, il ne manquera pas de saboter lui-même ses projets, par exemple lorsqu’il se fait prendre en plein délit d’adultère alors qu’il a enfin obtenu le siège de pair de France. Il répètera aussi le scénario paternel en se faisant « souffler » sa femme par son meilleur ami, Sainte-Beuve.

Il projettera aussi sur ses fils cette compétition fraternelle - dont il sortira vainqueur. Ils seront toujours dépendants de ce « Périssime » (surnom donné par ses enfants) qui tient serrés les cordons de la bourse et leur impose des années d’exil. Ils feront même de la prison à sa place (lui est pair de France donc intouchable). Victor Hugo enterrera ses fils tous deux emportés par des maladies. Caïn est intouchable et Victor Hugo ne sera jamais atteint dans son corps. Au contraire, plus ses fils et ses proches vieillissent et sont malades, plus il semble rajeunir (serait-il un peu vampire ?)

La permanence du double pour faire vivre le mort

Tout est en double chez Victor, comme s’il fallait faire vivre Eugène (et avec lui tous les fantômes qui réclament leur dû et dont Victor Hugo sent la présence). Il entretient deux foyers et sa liaison avec Juliette Drouet s’apparente à de la bigamie. Il écrit en doublon : une pièce vit, l’autre est « mort-née » : Lucrèce Borgia contre Marion Delorme; les Contemplations contre Les Châtiments. Victor Hugo mange, travaille et aime pour deux (voire plus). Il a deux métiers : écrivain et homme politique.

Le séjour au « purgatoire »

Les 20 ans d’exil de Victor Hugo à Guernesey furent pour lui son chemin de rédemption : tel Jean Valjean, il paye sa dette au système et pour la bonne cause : la liberté. C’est en exil qu’il sera propriétaire de la seule maison qu’il ait possédée, Hauteville House, sur la cheminée de laquelle il fera graver « Ex ilium Vita Est », Caïn ne peut habiter qu’à l’Est d’Eden.

La conversion de Caïn

Pour Victor Hugo tous les hommes sont ses frères. Il veut instaurer la fraternité absolue. Le chemin de rédemption de Caïn passe par la défense des sacrifiés, des pauvres, des Misérables. Victor Hugo s’engagera jusqu’à sa mort sous le drapeau de la fraternité universelle et de l’amour inconditionnel. Celui qu’on a parfois appelé pour le railler « l’apôtre sur son rocher » a fait son chemin de Damas. Il a ouvert les yeux sur la condition humaine et va œuvrer corps et âme au service de tous les « Abel » du monde.

Son combat contre les violences dans le monde et contre la peine de mort sont précurseurs d’Amnesty International et autres organismes au service de la paix. Serait-ce pour faire pardonner l’« inexorable » de la Terreur et l’injustifiable conduite de son père et de son arrière-grand-père ?

Baudelaire honore Victor Hugo dans sa préface des Misérables : « *il a été l’ami attendri de tout ce qui est faible, solitaire, contristé ; de tout ce qui est orphelin…. Le fort devine un frère dans tout ce qui est fort mais voit ses enfants dans tout ce qui a besoin d’être protégé ou consolé... *».

Et les descendants de Caïn ?

La seule des enfants qui survit à la mort de Victor Hugo, c’est Adèle junior. Celle-ci mourra en 1915, engloutie dans un asile psychiatrique de luxe. Sur les enfants de Victor et Adèle Hugo, seul Charges eut une descendance. Et lorsqu’il perd son premier fils, Georges, il le remplace aussitôt par un nouveau Georges, lequel sera suivit de Jeanne. Ses petits-enfants, Georges et Jeanne, pour lesquels il écrivit « l’art d’être grand-père » furent la joie de ses dernières années. Sans doute pour « réparer » sa propre enfance, il s’ingénia à combler tous leurs désirs sans leur imposer aucune limite ; ce qui ne les aida pas à assumer leur vie d’adultes. Georges suivit les conseils de son illustre grand-père : il aima beaucoup et passionnément les dames du monde et les « Fantines » de luxe. Il dilapida son héritage et gâcha son talent de peintre. Il fut un père médiocre mais un courageux soldat durant la guerre de 14-18. Quant à Jeanne, elle épousa successivement deux des meilleurs amis de son frère, et se maria une troisième fois avec un capitaine de bateau. Le seul fils qu’elle eut avec Léon Daudet, Charles, n’eut pas de descendance. Jean Hugo, l’arrière-petit-fils de Victor Hugo, eut une grande descendance. Ce fut un peintre reconnu dans le monde entier. Tous les descendants sont des artistes et poursuivent l’idéal de liberté du poète. Toutefois, on continuera à cacher ce qui fait tache pour préserver une bonne image. Preuve en est, le livre de Pierre Hugo « Nous les Hugo » qui raconte sans rien dire…

Victor Hugo a t’il opéré la rédemption de Caïn ?

Victor Hugo nous laisse un héritage humaniste et un témoignage poignant de ses souffrances de fils, de frère, d’homme et de père. Il nous fait partager son chemin de croix pour advenir en tant que sujet et nous offre un voyage au cœur de l’humain d’une profondeur psychologique portée par un souffle créateur de génie.

Il a exploré toutes les facettes de la condition humaine dont il nous livre des fresques dignes d’un peintre visionnaire. Sa quête de sens jusqu’à l’obsession l’a mené au bord du gouffre dont il est revenu transcendé par sa foi. Son imagination visionnaire lui a fait toucher les limites de la folie sans jamais l’engloutir. Sa volonté lui a permis d’aller au bout de ses combats sans jamais céder au découragement. Il s’est relevé de toutes ses chutes, a résisté à toutes les attaques à son égard et su garder une confiance absolue dans sa valeur. Il a su se faire aimer des femmes et il les a aimées un peu, beaucoup, passionnément. Son talent de créateur lui a permis de transmuter des contenus psychiques transgénérationnels qui « flottaient » dans l’air familial et de les transformer en œuvres poétiques. En ce sens il a fait un travail d’alchimiste et bien avancé dans ce que les Jungiens nomment le processus d’individuation. Mais est-il allé jusqu’au bout ? Ces dernières paroles furent « Aimer c’est agir ». L’amour pour ses parents et sa loyauté à la République l’ont empêché d’agir, laissant à ses descendants le soin de faire ce travail.

Si Victor Hugo avait pu comme Alexandre Jardin, dans « Des gens très bien », transgresser l’omerta familiale et dire tout haut ce qu’il murmure entre les lignes « cette guerre de Vendée, mon père l’a faite, je puis en parler », il aurait avec sa puissance de ténor remué toutes les consciences et la République aurait intégré ce meurtre de Caïn dans sa psyché collective et ainsi évité, peut-être d’autre guerres fratricides. Mais avec des si…

Alexandre Jardin pose nu pour signifier qu’il a pu, grâce à son « coming-out » se délester de tous les masques, être lui-même. Au contraire Victor Hugo, lui, a porté des masques toute sa vie pour cacher la honte de Caïn. Les mauvaises langues disaient que même son « bonjour » était calculé et qu’il était adepte de la bourgeoisie absolue. Son souci des convenances et des « conventions » frisaient le ridicule. N’était-ce pas pour redorer le blason paternel ? Lui-même, dans son extrême lucidité, se moquait de ses propres travers. Mais « nobody is perfect ».

Références

  • Charles Baudoin, Psychanalyse de Victor Hugo, Imago
  • Pierre Albouy, La Création Mythologique chez Victor Hugo
  • Henry Guillemin, Adèle l’engloutie, Seuil
  • Jean Marc Hovasse, Victor Hugo Tomes 1 et 2, Fayard
  • Alain Decaux, Victor Hugo, France Loisirs
  • Geneviève Dorman, Le Roman de Sophie Trébuchet, Ed. Livre de Poche
  • Hugo Boris, Trois Grands Fauves, Belfond
  • Henry Pigallem, Les Hugo, Pygmalion
  • Benoit Damon, Trois Visites à Charenton, Chant Vallon
  • Léopold Hugo, Mémoires
  • Pierre Hugo, Les Hugo, Rocher
  • Emile Meurice, Victor Hugo, génie et folie dans sa famille, L’Harmattan
  • Maurice Porot, L’Enfant de remplacement, Frison Roche
  • Paul Claude Racamier, Le Génie Des Origines, Payot
  • Didier Dumas, La Bible et ses fantômes, Desclée de Brouwer
  • Marc Alain Ouaknin, Bibliothérapie, Seuil
  • Pérel Wilgovitcz, Le Vampirisme - Essai sur la pulsion de mort et sur l’irreprésentable, Ed. Césura

Hugo:

  • Le Livre Des Tables, Ed. Folio Classique
  • Théâtre Complet : La Pléiade
  • 1793, Ed. Pocket
  • Les Misérables, Ed. Livre de Poche
  • Le dernier jour d’un condamné, Ed. Livre de Poche
  • Claude Gueux, Ed. Livre de Poche
  • William Shakespeare, Ed. Gf Flammarion
  • Les Châtiments, Ed. Livre de Poche
  • La Légende des siècles, Ed. Nouveaux Classiques Larousse
  • Notre Dame de Paris, Ed. Livre de Poche
  • L’homme qui rit, Ed. Livre de Poche
  • Les Contemplations, Livre de Poche
  • Des rayons et des ombres, Ed. Nrf

Vidéos sur la terreur et les guerres de Vendée

L'auteur

Simone Cordier

Simone Cordier

Co-directrice l’Ecole Généapsy de Paris