Un article de Frédéric NIECHCICKI publié le 16 février 2016

Une théorie du transgénérationnel

Dans son ouvrage La bible et ses fantômes^1^, le psychanalyste Didier Dumas démontre que la Genèse est pensée comme un livre sur la transmission paternelle, à la gloire du Dieu biblique, père des humains. Cet ouvrage valide et confirme la théorie transgénérationnelle initiée dans l'ange et le fantôme^2^, écrit quelques années auparavant par le même auteur. Il navigue délibérément entre la traduction œcuménique de la Bible (TOB), similaire à toutes les Bibles chrétiennes à la teneur assez édulcorée et la traduction d'André Chouraqui (AC) directement issu de l'hébreu dans laquelle un sens ésotérique est conservé.

La volonté de Dumas consiste à replacer la psychanalyse dans son fondement mythologique biblique. Il envisage le psychanalyste comme un confesseur, un directeur de conscience, un clinicien de l'âme ainsi que le sont les druide, chaman, Homme médecine, prêtre sacerdotal égyptien, mystagogue grec... Freud puise dans différents mythes, dont Œdipe, le fondement de ses théories pour aborder le mythe biblique de Moïse^3^ à la fin de sa vie, bravant ainsi les interdits qu'il s'était imposé pour parer la psychanalyse d'un contenu scientiste. Françoise Dolto^4^ est la première à aborder la mythologie religieuse dans la culture des parents parce qu'elle leur permet d'aborder un début de réponse au questionnement des enfants sur la vie et la mort.

Le père de l'Ancien Testament y est décrit comme «un père transgénérationnel qui n'existe, ni indépendamment de ce que lui a transmis le sien, ni de ce qu’il transmet à ses enfants.» Quant aux Patriarches, ils sont des pères qui illustrent les difficultés de la paternité et font des « fautes ». Dans la Genèse, ces « fautes » sont présentées comme des « défauts de parole » ou des « manques à parler » qui dénaturent l’esprit que Dieu a transmis à Adam, mais qui se transmettent de surcroît sur «trois ou quatre générations», comme le précise le cinquième verset des Dix Commandements ;

C’ est moi le SEIGNEUR, ton Dieu, un Dieu jaloux, poursuivant la faute des pères chez les fils sur trois et quatre générations…
Ex, 20 TOB

Les structures mentales

La Genèse débute par « bereshit » traduit habituellement « Au commencement... » TOB et « En tête... » dans la traduction d'André Chouraqui »^5^. S'il est question d'un début, cette seconde version précise l'état : En tête,... au moment où les Elohîm créaient, dans leur tête, le ciel et la terre, la terre était tohu-bohu... » Et aussi : « au moment où les Elohîm créaient, dans la tête de l'homme, ses structures mentales... »

Le mythe d'Adam et sa descendance puisent ses racines dans ce commencement. Il traite de la construction mentale de l'individu en l'abordant sous l'angle du rapport au père. Ce Père qui est non seulement le père d'Adam, mais aussi celui de tout Homme.

Création de l'homme et de la femme

Et un peu plus loin, verset : « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu (Elohîm AC) il le créa, mâle et femelle, il les créa. » Gen I 27*.*Ces versets laissent entendre que Dieu est lui-même « mâle et femelle ». Ce qui justifie le pluriel qui, ici, le désigne. En effet Elohîm est un pluriel qui se traduit par « l'Être des êtres » ou « Lui les dieux ». Il y est question de la bisexualité du petit enfant qui préexiste à l'homosexualité qui trouve sa résolution à l’œdipe.

Puis Dieu, offre à Adam une compagne en la personne d'Eve, issue de sa côte (ou de son côté) ; à comprendre comme étant de même essence divine et de même nature matérielle. Il, IHVH, les dote de la parole instrument de leur émancipation et de leur accès à une sexualité de dimension divine, non animale.

Sexualité langagière et visuelle

Elohîm séparent le ciel, où ils résident, du monde terrestre, où vivent les hommes (Gen I-6), cela s'effectuant au sein des eaux, elle évoque, la vie fœtale : celle de l'homme en gestation. Mais elle renvoie aussi au corps de l'Homme, ou plutôt, à son image inconsciente du corps (Cf. F. Dolto), aux eaux du visage : aux yeux. « Dans l'image du corps, les yeux sont des miroirs d'eau qui trônent au milieu du visage. Ce sont des lacs réfléchissants, des miroirs qui s'intercalent entre la réalité extérieure et la réalité intérieure de l'être, mais qui, de plus, ont a la particularité de les refléter toutes deux ». Dans la tradition musulmane les yeux sont le miroir de l'âme.
Passons donc des eaux du visage, des yeux, au sexe et plus précisément à la sexualité d'Adam et Éve. L'une des choses les plus frappantes de ce mythe est que la sexualité de l'homme et de la femme n'y est présentée qu'à partir d'un seul organe : les yeux.

L'ouverture des yeux ne renvoie en effet pas ici à la nudité extérieure du corps. À une époque où le mot « fantasme » n'existe pas, elle symbolise l'ouverture des yeux d'Adam et Éve sur la nudité de leurs jardins intérieurs.
Éve est présentée comme une jeune adolescente qui ne sait ce que son papa lui dit : la sexualité est irrémédiablement liée à la mort. C’est ce qu’elle déclare au serpent qui lui révèle : « Mais non, vous ne mourrez pas. »

Le serpent n'a rien d'un diable. C'est un initiateur qui présente la sexualité aux humains.

Ce qui différencie la sexualité humaine de celle des autres mammifères est d'être langagière, et tout le monde sait qu'à défaut de pouvoir s'exprimer autrement, le désir sexuel se perçoit dans les yeux. Tout le monde, sauf bien sûr... les religieux qui nous en donnent une tout autre interprétation.

Conception des enfants psychotiques

Adâm pénètre Hava, sa femme. Enceinte, elle enfante Caîn. Elle dit : « j'ai eu un homme avec IHVH. » Elle ajoute à enfanter son frère, Ebel. Et c'est Ebel, un pâtre d'ovins. Caîn était un serviteur de la glèbe ». AC
D'une façon concise, en deux versets, ce texte nous présente ce qu'on appelle aujourd'hui une double forclusion du Nom-du-père^6^.

Ainsi, Éve conçoit fantasmatiquement Caïn, au mieux avec son papa, au pire avec sa maman. Voilà, nous dit ce texte, ce qui détermine un destin d'intégriste, d'assassin ou de paranoïaque.
Avec Abel, c'est exactement l'inverse. À sa naissance, Eve n'exprime rien. Elle est dans la répétition. Que dit le texte ? « Elle ajoute à enfanter son frère ». Avec Caïn, Éve éprouve un plaisir inouï, un plaisir où elle se voit l'égale de Dieu. Avec le second, elle n'éprouve plus rien. « Ellemetbas » sans un mot, sans un affect, comme le fait une femelle mammifère. Et c'est bien cela que veut dire Abel. C'est celui qui arrive alors que nul ne le désire : l'enfant-accident, l'enfant imprévu dans l'ordre familial, l'enfant de la honte, l'enfant hors-mots. En bref, c'est le descendant sacrificiel, le bouc émissaire ou le schizophrène.

Ni Caïn, ni Abel ne sont donc conçus « à l'image » d'Adam, dans son désir, son intention et son nom.

Si l'on en doute, il n'y a qu'à se reporter, au chapitre suivant : le livret de famille d'Adam. Ils n'y sont même pas mentionnés. Seth est le seul des trois garçons qu'Adam conçoit « à**saressemblance,selonsaréplique**» et en criant son nom.
Lorsque les deux premiers enfants d’Adam deviennent adolescents, c'est pour l'amour d’un « père imaginaire », de Dieu, que Caïn va assassiner son frère.

Le manque à parler

Voyant Caïn se décomposer, Dieu lui dit : que tu t'améliores à porter ou que tu ne t'améliores pas, à l'ouverture la faute est tapie. En d'autres termes : « Vu l'état où cela te met, que tu décides ou te refuses à aller voir un thérapeute, de toute façon le mal est en toi. » Or qu'est-ce que ce mal, appelé faute, dont on fait le péché ? La faute, c'est l'acte passionnel, irréfléchi ou hystérique : c'est l'acte sans parole. C'est son corps qui, parlant à sa place, fait qu'il en oublie sa filiation divine : le langage. La faute est ainsi définie, dans ce mythe, comme un défaut de parole. Ce qui n'est pas sans importance, puisque cela permet de comprendre ce que l'on trouve au 5ème verset des Dix Commandements, lorsqu'il y est dit que les fautes des pères se transmettent sur trois ou quatre générations. Les fautes des pères sont leurs manques à parler. Dans l'esprit de Françoise Dolto qui enseignait qu'il fallait trois générations pour faire un psychotique, ce sont leur manques à parler qui se transmettent, sous forme de fantômes, dans la succession des générations.
Quel est ce signe que Dieu met sur Caïn ? C'est celui de la folie, considérée comme la déconnexion du terrestre et du céleste. Le créateur l'oblige à vivre avec sa faute sans espoir de sérénité, de paix intérieure, le coupant de son ascendance divine (créativité).

Seth, la génération des hommes pensés par les pères

« Crié », c'est-à-dire nommé d'abord par sa mère, Il est conçu en remplacement du frère mort ; donc porteur d'un fantôme dans la lignée maternelle. C'est-à-dire une pathologie mentale transmise de l'inconscient des parents à celui de l'enfant sans qu'il y ait traumatisme. Cf Van Gogh^10^. « Crié » (nommé) ensuite par son père, seulement au verset suivant, comme si la prise de conscience s'effectue après coup, pour ne pas répéter la faute commise avec Caïn et Abel. Ce lapsus textuel (calami), est peut-être à l'origine des fautes à venir avec les filiations de Seth, de Noé et plus tard d'Abraham. Toutefois il revient à la lignée de Seth (celle des Patriarches) de résoudre la transmission par le verbe pour sortir de la loi du Talion d'essence matrilinéaire en introduisant la droiture spirituelle du patriarcat. En effet, Adam prend conscience de son rôle dans la procréation et en assumer la charge mentale. Eve est en répétition. A Seth de reprendre la perpétuation de l'esprit en criant le nom de dieu avec sa descendance, Enosh. Toutefois, Seth est conçu comme un enfant de remplacement qui engendre d'autres pathologies à venir.

Il faut donc quatre générations de pères conscients de leur rôle pour que le nom de IHVH soit répété et les enfants procréés en son nom.

La bible décrit au travers d'une histoire de l'humanité comment Adam et globalement l'Homme constitue ses propres structures mentales, élabore sa sexualité et transmet à sa progéniture ses propres structures transgénérationnelles. Il y est question du rôle essentiel des pères dès la conception de l'enfant. Le défaut de parole engendre la création de fantômes qui se transmettent de génération en génération provoquant des pathologies de lignée qu'on retrouve chez la plupart des psychotiques comme dans l'exemple d'Abel et Caïn avec la forclusion du nom du père^6^. La lignée des Patriarches dont leur frère Seth est l’aïeul, tels que Noé et Abraham sont confrontés à d'autres pathologies qui sont décrites dans un autre article.

Le fantôme est toujours le produit d'un événement familial ayant impliqué la mort ou le sexe de façon traumatique : viol, inceste, crime, emprisonnement, deuil non fait sur lequel il y a un trou de représentation, un manque de parole ou un mensonge. Le texte décrit comment la faute se répare en nommant l'enfant, Seth, conçu en intention, désir et parole. La lignée des mères n'est pas abordée, faisant porter la responsabilité de la résolution des fantômes aux pères par la prise de la possession de la filiation pour couper avec les fantômes de la lignée maternelle.

Notes

  1. Didier Dumas, la Bible et ses fantômes, Desclée de Brouwer, 2001.

  2. Didier Dumas, l'ange et le fantôme, Minuit, 1985.

  3. Sigmund Freud, l'Homme Moïse et le monothéisme, Gallimard, 1991.

  4. Françoise Dolto, Gérard Sévérin, La foi au risque de la psychanalyse, Seuil, 1983.

  5. André Chouraqui, la Bible, Desclée de Brouwer, 1989. ENTÊTE Elohîm créait les ciels et la terre, la terre était tohu-bohu, une ténèbre sur les faces de l’abîme, mais le souffle d’Elohîm planait sur les faces deseaux.Elohîm dit: «Une lumière sera». Et c'est la lumière. Elohîm voit la lumière: quel bien ! Elohîm sépare la lumière de la ténèbre. Elohîm crie à la lumière: «jour». À la ténèbre il avait crié: « nuit ». Et c'est un soir et c'est un matin : jour un.

  6. La forclusion du nom du père est un concept établi par Jacques Lacan, traitant de la psychose de l'adulte et de l'enfant sous toutes ses formes. Conceptualisant la défaillance de la fonction paternelle qui est à l'origine des désordres mentaux. Il provient d'une déchéance du rôle que joue habituellement le patronyme paternel dans la construction du psychisme de l'enfant.

  7. Fantôme Concept développé par Nicolas Abraham et Maria Torok dans l'écorce et le noyau^8^ comme une énergie psychique qui vient hanter un descendant et qui témoigne du secret d'un de nos ancêtres. Selon Didier Dumas, c'est un secret de famille résultant d'un non-dit sur la sexualité et / ou sur la mort à une certaine génération. Les choses n'ont pas été ni pensées ni dites. Bruno Clavier^9^ enrichi le concept en le définissant comme l'absence de représentation psychique et d'élaboration face à une situation traumatique du parent envers son enfant, sous forme d'un vide qui se transmet par expulsion.

  8. Nicolas Abraham et Maria Torok, l'écorce et le noyau, Flammarion, 1987.

  9. Bruno Clavier, la psychanalyse transgénérationnelle, Payot, 2013, p 49.

  10. Bruno Clavier, la psychanalyse transgénérationnelle, Payot, 2013, p.181.

L'auteur

Frédéric NIECHCICKI

Frédéric NIECHCICKI

Psychanalyste transgénérationnel