Un article de Nathalie Chassériau publié le 16 février 2016

Les souffrances familiales, comme les anneaux d’une chaîne, se répètent de génération en génération, jusqu’à ce qu’un descendant -dans ce cas, peut-être toi- en prenne conscience et transforme la malédiction en bénédiction.

Alejandro Jodorowsky"La danse de la réalité"

Au lieu de l’arbre habituel, essayez de vous représenter votre généalogie sous la forme d’un vieil immeuble dont chaque génération occuperait un étage. Tout en haut habitent vos trisaïeuls, les grands-parents de vos grands-parents. À l’étage en dessous se trouvent vos arrière-grands-parents, encore en-dessous vos grands-parents, et ainsi de suite jusqu’à vous, les tout derniers maillons, qui occupez l’appartement du rez-de-chaussée. Comme dans tout immeuble qui se respecte, les voisins les plus familiers sont, pour le meilleur et pour le pire, ceux qui habitent juste au-dessus: ce sont leurs pas que vous entendez au-dessus de vos têtes, leur musique qui s’invite à vos repas, leurs coups de marteau qui interrompent vos grasses matinées…

Ah, les voisins du dessus ! Ce couple si proche de nous et auquel nous nous en prenons si souvent, c’est bien sûr celui de nos parents. Ne tendons-nous pas à les tenir pour responsables de tous nos malheurs, nos lacunes, nos échecs, comme s’ils n’avaient pas eu, eux aussi, des parents plus qu’imparfaits « au-dessus de leurs têtes », qui eux-mêmes avaient eu des parents.. etc… etc ? Nous n’héritons pas seulement des problèmes de nos géniteurs, mais aussi -mais surtout- de ceux qui les ont précédés, les « voisins des étages supérieurs ».

J’ai emménagé il y a quelques années au rez-de-chaussée d’un immeuble construit au début du siècle dernier. Dans mes toilettes passe la colonne d’évacuation de tous les W-C de l’immeuble, et je viens de découvrir qu’elle est percée en deux endroits. Avant mon arrivée, les trous avaient été colmatés à l’étoupe et masqués sous une couche de peinture blanche, mais ils sont en train de céder. Je cours donc le risque très réel d’être envahie par les excréments provenant des étages supérieurs. Pas seulement ceux de l’appartement du dessus, mais de l’immeuble tout entier…

S’il n’a jamais été entretenu, un immeuble construit dans les années Vingt se retrouve en piteux état quatre-vingt-dix ans après. Et si à première vue son charme est indéniable, attention aux mauvaises surprises : charpentes mangées par les vers, fenêtres qui ferment mal, infiltrations variées, canalisations percées… Comment se peut-il, demanderez-vous, que les propriétaires n’aient pas pensé à réparer les parties endommagées et remplacer les installations vétustes ? Comment ont-ils pu être assez aveugles pour laisser leur bien se dégrader à ce point? Peut-être parce qu’ayant reçu l’immeuble en héritage -et n’ayant donc fait aucun effort pour l’obtenir- ils n’ont jamais pris conscience de sa valeur, et encore moins de leurs devoirs vis-à-vis des occupants futurs.

Être l’un des derniers maillons d’une famille très mal en point revient à habiter au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble gravement dégradé. D’étage en étage, c’est-à-dire de génération en génération, la négligence, la vue courte et l’irresponsabilité des ascendants ont continué leur travail de sape.

J'ai très fortement le sentiment d'être sous l'influence de choses ou de problèmes qui furent laissés incomplets ou sans réponse par mes parents, mes grands-parents et mes autres ancêtres... J'ai toujours pensé que, moi aussi, j'avais à répondre à des questions que le destin avait déjà posées à mes ancêtres, mais auxquelles on n’avait encore trouvé aucune réponse, ou bien que je devais terminer ou tout simplement poursuivre des problèmes que les époques antérieures laissèrent en suspens […] La psychothérapie n'a pas encore tenu assez compte de cette circonstance".

C-G Jung« Ma vie »

Si les matières fécales des étages supérieurs finissaient par envahir mon joli appartement, je ne pourrais certes pas être tenue pour responsable: il y a belle lurette que l’installation sanitaire de l’immeuble aurait dû être refaite. Pourtant j’aurai commis une erreur, et de taille : celle de ne pas avoir compris à temps la gravité de la situation et ne pas avoir pris les mesures nécessaires. De la même façon, les souffrances de nos ancêtres, les problèmes qu’ils n’ont pas su ou n’ont pas voulu résoudre, sont autant de questions qui se posent à nous et que nous avons le devoir d’affronter.

Certains, plus avisés que d’autres, comprennent qu’il y a des réparations à faire : ils entreprennent une psychanalyse ou une psychothérapie. Mais ce genre d’intervention s’avère souvent insuffisant, comme lorsqu’on fait des travaux à l’intérieur de ses propres murs en ignorant la dégradation des parties collectives : on risque de rester bloqué entre « rez-de-chaussée » et « premier étage », dans le sac de nœuds œdipien, alors qu’il faudrait remonter deux ou trois étages plus haut (génération des trisaïeux) pour avoir une idée de quelle pâte nous sommes faits, quels fardeaux nous portons et quelles casseroles nous traînons derrière nous.

Procéder à des réparations ponctuelles est une chose, rénover l’édifice familial dans son ensemble en est une autre. Il s’agit de partir à la découverte des lézardes colmatées, des fissures et des trous camouflés par nos anciens : une tâche bien plus longue et plus coûteuse qu’une psychothérapie, simple remise en état de notre petit habitat personnel. Mais ignorer les souffrances cachées des ancêtres, c’est se condamner à en subir les effets: tant que nous refuserons d’aller inspecter les étages supérieurs, le temps continuera son œuvre ; un jour ou l’autre, la colonne des W-C finira par céder, la baraque tout entière pourra même s’écrouler… sur le dos des pauvres descendants… déjà submergés par un océan de caca.

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L'auteur

Nathalie Chassériau

Nathalie Chassériau

Ecrivain, journaliste et conférencière

Passionnée de spiritualités orientales, mon activité est centrée sur le développement personnel et la spiritualité et mon objectif est de contribuer à faire connaître aux occidentaux - professionnels et particuliers - les aspects principaux des grandes traditions de sagesse et leur utilisation pratique pour faire de meilleurs choix et mieux guider leurs vies.