Contrats familiaux et perspectives transgénérationnelles
Aucun pas n’échappe au pas qui l’a précédé.
Edmond Jabès, Le livre des ressemblances, Collection L’imaginaire, Éditions Gallimard, avril 1991
Au cours d’un travail thérapeutique, beaucoup de patients se heurtent à des résistances, au sentiment de tourner en rond, d’en être « encore là ». C’est peut-être le signe qu’il est temps d’explorer une autre approche, ouvrant sur un champ d’investigation plus large. Ce champ qu’il devient nécessaire d’explorer lorsque les questions intrapsychiques ont résisté à la thérapie dite « classique ». Autrement dit, lorsque la problématique sort du champ intrapsychique.
La psychogénéalogie et l’analyse transgénérationnelle offrent un cadre de travail permettant d’envisager un individu comme faisant partie d’un groupe, d’un système et dont l’histoire, dès sa conception, est déjà teintée du vécu des générations précédentes.
Ce travail met en évidence ce qui s’est transmis consciemment ou inconsciemment, et qui s’exprime dans des situations répétitives, inscrites dans une continuité et parfois des événements traumatiques.
La psychogénéalogie et l’analyse transgénérationnelle poursuivent plusieurs objectifs, notamment :
- permettre d’explorer l’histoire familiale, les interactions à l’œuvre entre les membres de la famille, les lois qui régissent ce système et la place que le sujet occupe en son sein. Cela pose immanquablement la question suivante : qui, du sujet ou de sa place est porteur du symptôme ?
- d’étudier les transmissions et leurs mécanismes.
L’une des possibilités pour atteindre ces objectifs est l’approche par les contrats familiaux qui ouvre une fenêtre sur la question plus large de la transmission.
Quels sont les présupposés de la transmission ?
- Plusieurs parties : transmettre quelque chose d’une personne ou d’un groupe de personnes à une autre personne ou à un groupe de personnes.
- L’étymologie (transmissio, transmitio) renvoie à la notion de trajet, de traversée, de passage d’une entité, d’un espace à un autre, d’une génération à une autre, ou encore du maître au disciple, par exemple.
- La consensualité, les protagonistes s’inscrivent consciemment ou non dans une intentionnalité de complémentarité et coconstruisent la réalité de la transmission.
Les contrats familiaux constituent une des modalités de transmission dont nous sommes tous récepteurs. La transmission est l’un des fondements de l’humanité, elle traduit notre capacité à accepter que nous sommes mortels et que nous sommes des passeurs de relais. Elle produit de la mémoire et permet de répondre à la question « d’où venons-nous » ? Elle satisfait le besoin de connaissance de notre passé, afin de comprendre la vie de nos ascendants, de nos ancêtres et donner du sens à notre propre trajectoire.
Les contrats familiaux
Lorsque nous sommes enfants, notre monde se résume à notre famille, elle représente le monde. Au travers de ce qu’elle vit ou ne vit pas, de ce qu’elle croit ou ne croit pas, de ce qu’elle dit ou ne dit pas, des gestes qu’elle fait ou ne fait pas, la famille va transmettre imperceptiblement à l’enfant un faisceau de contrats auxquels, pour nombre d’entre eux, l’enfant restera fidèle à l’âge adulte.
Cela s’explique notamment par la dépendance à sa famille, qui, seule, au cours des étapes précoces de sa vie, peut lui prodiguer de l’amour, répondre à ses besoins fondamentaux, lui apporter soutien et sens dans son existence.
Cela parle également du besoin d’appartenance à un clan, de la référence à un modèle auquel s’identifier, de la conception de soi-même dans la vie future.
Au travers de ce faisceau de contrats, l’enfant, consciemment ou non, cherche et/ou cherchera, adulte, à « faire comme », ou « surtout pas comme ».
C’est-à-dire qu’il va adhérer à certains contrats et en rejeter d’autres, dans un double mouvement, établissant ainsi un équilibre parfois précaire entre être semblable et être différent.
En cela, les contrats familiaux ne sont pas exclusivement limitants, mais sont aussi porteurs de potentialités encore inexplorées.
Le mot contrat vient du latin contractus, du verbe contrahere, qui, parmi ses définitions comporte notamment les sens suivants : resserrer, étrangler, faire amitié. Il me semble intéressant d’envisager ce terme et le contexte dans lequel il est employé en analyse transgénérationnelle à travers ces différents sens. Est-il possible de résilier ces contrats, quelle marge de manœuvre nous laissent-ils ? Ne s’agit-il pas plutôt de pactiser avec eux au sens de faire la paix, de faire alliance ?
Le travail sur les contrats familiaux
La construction d’un individu s’inscrit dans un espace qui est antérieur à son existence, le situe dans la profondeur généalogique et dans le contexte historique de l’histoire familiale, eux-mêmes conditionnés par le contexte socio culturel. Le travail sur les contrats familiaux rend compte d’une mémoire, parfois perdue, voire irrécupérable. Il permet de faire resurgir des sons, des odeurs, des voix, tout ce qui peut constituer la résonnance du passé. Il y a là une hérédité qui peut être inconsciente mais il y a aussi des transmissions plus concrètes.
C'est une mémoire rituelle, plus expressive et plus affective, avec des modes d'expression et de communication dans les relations quotidiennes, que l'on peut chercher à transmettre.
Vouloir par exemple revivre les moments les plus festifs de la vie de famille, sacraliser certaines habitudes, certaines manières de dire ou de faire, certaines anecdotes, etc.
Au niveau du mythe familial, sorte d'idéal qui maintient un lien entre chacun des membres de la tribu, c'est ce qui est transmis en priorité. La mémoire familiale, inconsciemment, sélectionne ce qui correspond à cet idéal. Donc, il y a des informations qui se transmettent mais il y a aussi une gestion de l'oubli : ce qu'il convient d'oublier pour assurer la continuité et la transmission du mythe au fil des générations.
L’oubli peut-être aussi une ouverture possible à la nouveauté. Une manière de se recréer sa propre histoire et d’en devenir acteur. C’est pour cela que les oublis impossibles entravent parfois les possibilités d’évolution, de changement et de transformation.
Afin d’illustrer mon propos, j’ai pour habitude de proposer la métaphore suivante.
Gravitation et force centrifuge
Observons les planètes qui gravitent autour du soleil, chacune à leur place, dans un système organisé et stable. L’un des principes de la loi universelle de la gravitation maintient les mondes en orbite, à leur place. Sans ce principe, chaque corps céleste se trouverait précipité dans le vide intersidéral, désolidarisé des autres et condamné à errer éternellement, sans but. Cette loi, par laquelle toutes les choses, des atomes aux hommes, sont attirés l’un vers l’autre dans la mesure d’une affinité commune (voir théorie des atomes selon Épicure ci-dessous), manifeste l’entente, l’harmonie et les nombreux degrés d’affinité et d’attraction existant entre les atomes permettant leur combinaison en un système cohérent.
Dans ce principe de la loi universelle de la gravitation, l’attraction est compensée par la force centrifuge due au mouvement de la terre dans l’espace. La terre est en fuite permanente, mais elle est tenue en laisse par le soleil. L’orbite de la terre est l’endroit où ces deux forces sont en équilibre. C’est donc par la combinaison de ces forces que la terre comme les autres planètes se maintient dans l’espace.
Théorie des atomes
La théorie des atomes selon Épicure admet le vide; les atomes se déplacent dans le vide; ce déplacement est inévitable, puisque le vide est défini comme ce qui n'offre aucune résistance. La nature même de l'atome est en fait ce mouvement immanent et perpétuel, dirigé pour tous les atomes dans la même direction, avec la même vitesse, selon la pesanteur, de haut en bas. Il ne peut y avoir de différence de vitesse, car la différence de résistance des milieux est nulle : en effet, le vide n'offre pas de résistance. À cette pesanteur universelle, s'ajoute le poids propre de chaque atome.
Les atomes peuvent également vibrer sur place et s'agréger. Ils forment alors des corps de plus en plus complexes. Mais il faut alors expliquer comment les atomes peuvent dévier de leur course, puisque celle-ci étant la même pour tous les atomes, ces derniers ne peuvent jamais se heurter. C'est là qu'Épicure introduit le fameux clinamen (déclinaison), qui est une déviation spontanée, spatialement et temporellement indéterminée, et qui permet aux atomes de s'entrechoquer (atomes crochus).
Enjeu de l'approche des contrats familiaux
Les contrats familiaux constituent peut-être, cet aspect de la loi de la gravitation, permettant à l’individu, moyennant parfois un prix exorbitant, de préserver sa place au sein d’un monde, sans lequel, il ne serait plus qu’une particule, qui n’aurait de cesse de s’agglomérer à d’autres particules, afin de reformer un système lui permettant d’exister et par extension de préserver l’existence du monde, de son monde.
Ainsi, le travail sur les contrats familiaux ne consisterait-il pas à trouver le point d’équilibre entre appartenir à son système familial et suivre sa propre route ?
C’est alors que le travail thérapeutique peut intervenir afin de remettre en mouvement la structure ou le schéma que constitue un contrat avec son aspect statique et dynamique.
Il me semble important de pouvoir repérer la part du contrat qui a de la valeur. La résiliation pure et simple des contrats gênants, comme un refus de la transmission, au nom d’une autonomie qui confond l’exercice de penser par soi-même avec le fantasme d’une auto-fondation, empêche l’individu de s’éveiller à lui-même et de s’humaniser.
Ce travail sur les contrats familiaux constitue un voie dans cette quête d’identité, où le « qui suis-je ? » ouvre sur un espace parfois béant dans lequel il est si facile de se perdre. La véritable question est, à mon sens, davantage « de qui et de quoi suis-je fait ? ».
L’héritage transmis par les traditions garde une puissance de sens précieuse et neuve et insiste sur la force signifiante et libératrice de ce qui relie chaque être à une mémoire vive, car l’unicité propre à chacun, se constitue en étant portée par un réseau de paroles anciennes.
Transmettre...
Transmettre, ce n’est pas juste donner des informations, c’est se transmettre soi. En effet, ce qui est transmis ne l’est pas, et ne peut pas l’être, de manière neutre, comme s’il s’agissait de ne transmettre qu’un contenu d’informations en démissionnant de toute responsabilité quant à ce que l’on transmet. Ce « quelque chose » que l’on transmet est également fait d’émotions, de passions, de désir.
Transmettre, c’est éveiller à un désir, car il n’y a pas d’apprentissage sans désir. Il faut apprendre à désirer. De plus, transmettre, c’est avant tout éveiller l’autre au désir d’être soi. Ce sont ces liens étroits et complexes qui se tissent entre soi et l’autre, entre une génération et une autre.
Transmettre, c’est d’abord adresser la parole à quelqu’un, ce que met en évidence l’acte de raconter des histoires. Raconter relie le passé au présent, permet aux nouvelles générations de déchiffrer l’énigme de leurs propres vies à l’aune des paroles transmises. Enfin, l’écart entre transmettre et vivre s’abolit : cela s’appelle témoigner. La transmission atteint son sommet dans le témoignage de ce que les témoins vivent devant et pour les autres.
En fin de compte, la transmission est un acte qui s’adresse à quelqu’un pour lui dire quelque chose de précieux, issu du passé, pour faire passer quelque chose au-delà de soi. Elle inscrit l’individu dans une lignée humaine et lui donne une mémoire qui transmet la force d’espérer. En d’autres termes, il s’agit de greffer sur une mémoire courte, celle de l’enfant, la mémoire longue de l’expérience millénaire de l’humanité ainsi transmise.
Cependant, la question reste entière de comprendre les agencements psychiques qui conduisent tel sujet à se constituer comme le porteur de cet impensé, et à arrimer son destin et sa propre fin à cet emplacement énigmatique, avec l’accord inconscient des autres.
Enfin, il me semble sage de conclure par cette formule chère à Montaigne « Que sais-je ?» au travers de laquelle il montre combien la raison humaine est sujette à l'erreur en s’appuyant sur la théorie du philosophe grec Pyrrhon, et plus largement sur le courant sceptique, qui soutenait la thèse selon laquelle l'homme est incapable d'accéder à la vérité. Le scepticisme pyrrhonien peut être considéré comme un garde-fou édifié à l’encontre des idées préconçues et, surtout, d’opinions préjugées exactes alors qu’elles ne reposent sur rien de tangible. En matière de transmission, pas plus aujourd’hui, qu’hier, il n’existe de certitudes auxquelles nous pourrions nous référer avec sûreté. Telle est l’une des leçons que nous pouvons retenir du pyrrhonisme et qui nous invite en tant que praticiens de la psychogénéalogie et de l’analyse transgénérationnelle à nous appliquer le plus possible à suspendre notre jugement.
Témoignages
Thémis et la justice immanente de la famille Martin
Bibliographie
- Pierre Gire, Épistémologie des concepts de transmission, article publié dans l’ouvrage collectif dirigé par Marcel Sassolas, Transmissions et soins psychiques, Éditions Erès, Hors collection, 2009, page 58. (Article disponible en ligne)
- Edmond Jabès, Le livre des ressemblances, Collection L’imaginaire, Éditions Gallimard, avril 1991
- René Kaës en collaboration avec Haydée Faimberg, Micheline Enriquez et Jean-José Baranes, Transmission de la vie psychique entre générations, Collection Inconscient & Culture, Éditions Dunod, septembre 2003.
- Alain de Mijolla:Préhistoires de familles, Collection Le Fil Rouge, Éditions PUF, septembre 2004.
- Montaigne, Livre II des Essais, chapitre 12, Éditions P. Villey et Saulnier, 1595.
- Reynaldo Perrone, Transmission et crise intergénérationnelle, article publié dans l’ouvrage collectif dirigé par Marcel Sassolas, Transmissions et soins psychiques, Éditions Erès, Hors collection, 2009, pages 57 à 64. (Article disponible en ligne)
- Donald Woods Winnicott, L’enfant et sa famille Petite bibliothèque Payot, 1957.