Un article de Laurence Constant Mouchet publié le 26 septembre 2018

Quand, par hasard, il nous arrive d’accueillir en consultation un patient alcoolique franchissant seul la porte, nous aimerions penser nous dit Alain Rigaud, Psychiatre Alcoologue, Ancien Chef de l’Intersecteur d’ alcoologie de Reims (51, France) et Président de l’ANPAA, qu’il va nous faire une demande (1). Une demande de soins. Mais quand le patient alcoolique franchit notre seuil, il ne nous demande rien. Il témoigne. Il témoigne dans sa langue. Dans sa langue d’alcoolique. Et ce n’est jamais tout à fait la langue du pays dans lequel il se trouve. Cela y ressemble, on pourrait le croire, car vocabulaire et grammaire semblent identiques, et pourtant.
Jean Morenon dans le livre « Alcool, Alibis et Solitude » met en évidence ces particularités linguistiques : les limites dans l’énonciation « je vous dis dix canettes après je ne compte plus », les déformations dans le discours « Je bois comme tout le monde », un usage sélectif de la prétérition : « je ne bois jamais au travail », un ailleurs temporel «je bois mais moins qu’autrefois », une inversion portant sur les rôles « Quand selon vous est-on véritablement alcoolique ? »

En mars 2016, un article paru dans un hebdomadaire, rédigé par Claude Hagége, Professeur au Collège de France et linguiste, insistait sur le fait qu’une langue « constitue aussi une manière de penser, une façon de voir le monde, une culture… et structure un individu » Le patient alcoolique dans sa langue si particulière, ne va pas nous faire LA demande, que nous thérapeutes attendons tant. Il va juste en général témoigner de sa souffrance. Alain Rigaud nous en dit ceci : « A nos yeux, le moment inaugural de la relation, la rencontre, se situerait plutôt lors de l’acceptation par le soignant que l’autre ne lui dise pas tout. Cette acceptation semble permettre d’établir une dialectique relationnelle en évitant à l’alcoolique de devoir jeter les armes, c’est-à-dire ses dernières défenses narcissiques, et se figer dans une attitude de soumission honteuse. Il pourrait s’agir somme toute du jeu « à-qui-perd-gagne » : qui perd l’aveu de l’alcool gagne (peut-être) l’aveu de l’alcoolique ». (1)
D’autres difficultés vont vite apparaitre lors de cette rencontre : l’alexithymie notamment. Cette incapacité à repérer, identifier et parler de ses affects. Cela ne signifie pas absence d’affects, bien au contraire. Ceux-ci, nous dit Pierre Fouquet fondateur de la discipline Alcoologie, n’en sont que plus écrasants, rapportés à un obscur « destin ». L’apsychognonosie, rendant le Sujet si indifférent aux arguments rationnels, à la reconnaissance des faits les plus évidents, qu’il sera ensuite taxé de mauvaise foi.
Face à ses difficultés d’accès au sujet, une possibilité laissée au thérapeute est de faire « l’avance de la parole ». L’avance de la parole en résonnance avec l’écoute intérieure. L’écoute intérieure du thérapeute. La troisième oreille comme ai-je souvent coutume de dire.

En tant que thérapeute spécialisée en alcoologie et travaillant en transgénérationnel , j’ai repéré trois modalités d’énonciations dans le discours de ces patients à mettre au service de notre travail avec eux. Elles-mêmes nous indiquant, dans l’Arbre, trois localisations d’entrée du processus alcoolique, par conséquent trois issues possibles. Une modélisation, qui peut nous aider à mettre en mot, pas à pas, une « avance de la parole » recevable, une remise sur le devant de la scène du processus de langage architecte de l’Identité. Des mots que l’on peut dire, qui peuvent être entendus, et crus. Ces mots que l’alcoolique va pouvoir entendre de la bouche d’un Autre, et que l’autre qu’il est à son tour va donc entendre et savoir vrais. Une « avance de la parole » recevable par ces patients si prompts à claquer la porte. Surtout s’ils entendent parler sur eux « à côté ». Ce à côté, les renvoyant au discours des proches, souvent culpabilisant, vecteur d’une honte qu’ils fuient désespérément. Ainsi nous pouvons repérer ces différentes tonalités de discours, un peu comme l’armature d’une participation de musique, la tonalité nous indique dans quel mode « cela se joue ».

Alcool et indicible

  • « Avec l’alcool enfin j’arrête de penser à ça »,
  • « J’oublie »
  • « Avec l’alcool je n’ai plus ces flashs »
  • « Avec l’alcool ça s’arrête ».

L’alcool qui permet un stop psychique. Entendre des mots, phrases, du registre stop avec l’emploi de l’alcool peut inciter à rechercher un trauma vécu par la personne que nous avons en face de nous : abus sexuel, accident, mort subite d’un tiers etc... Un évènement ayant fait effraction dans le réel. Un « avant et un après », souvent vecteur de honte, indicible, resté secret.
Permettre le dicible, l’élaboration, l’intégration de l’évènement dans le psychisme, intervenir donc sur le post traumatique favorise d’une part la sortie de la problématique alcoolique et, aspect non négligeable, évite sa transmission aux générations suivantes.

Alcool et innommable

  • « Petit, j’ai toujours vu X, Y avec sa bouteille »,
  • « Avec l’alcool, je sens que je peux faire, être, je m’amuse, j’ai l’impression que je dors bien, je peux pleurer, je sens que…, ça me fait du bien à l’intérieur ».

Ce type d’énonciation du champ lexical du sensitif est souvent présent en génération 2. La solution alcool s’est transmise tout en méconnaissant la problématique de la génération 1, souvent indicible, restée secrète. Le message transgénérationnel « senti » par l’enfant et mis en oeuvre ensuite, a été que l’alcool « sert à quelque chose » et que ça marche ! « Pour aller mieux ou moins mal ».
Le fantôme suinte comme nous dirait Tisseron. Dans la sphère de l’innommable, ce bien que fait l’alcool n’a pas été mis en mot, questionné, mais a été introjecté « in facto ». Cette solution va se présenter comme LA solution au cours des évènements difficiles de la vie de l’individu. Essentiellement lors des évènements de rupture, remettant à l’ordre du jour une faille existentielle. L’investigation des générations antérieures, la recherche d’un trauma indicible puis innommable en génération 2, l’élaboration, l’intégration des héritages transgénérationnels, le développement du Sujet en Soi permettant un meilleur état d’Etre au monde et à Soi-même lors de la démarche thérapeutique, permet l’émergence de nouvelles ressources internes alternatives à l’emploi de l’alcool.

Alcool et impensable

  • « Je ne sais pas pourquoi je bois, dans ma famille il n’y a que moi qui bois, aucun des frères et soeurs, chez-nous l’alcool était interdit»,
  • « C’est plus fort que moi »,
  • « Je ne suis pas comme les autres »,
  • « Je suis le vilain petit canard» .

Ce « c’est plus fort que moi », qui nous renvoie à la nature symbolique du symptôme (le trauma impensable). C’est le symptôme (l’alcoolisme) qui se présente, convoquant le membre de la famille sur lequel il se fixe comme mandataire de la résolution du trauma. Un héritier qui en quelque sorte aurait interdiction de refuser l’héritage. Parfois l’interdiction énoncée de l’alcool dans la famille (chez les autres membres) est l’empreinte laissée par une tentative de résolution antérieure d’un trauma. Tentative partiellement réussie ou partiellement échouée, qui a laissée sur le devant de la scène au moins des résidus. Résidus toujours agissants demandant avec insistance leur intégration. Sur ce type d’énonciation, rechercher au niveau des grands-parents, arrière-grands-parents le trauma. Contextualiser, l’énoncer, le penser, l’intégrer (parfois d’ailleurs via des actes symboliques) peut permettre de le faire passer enfin au tamis de l’histoire familiale et donner ainsi au Sujet la permission de l’oublier.

Conclusion

Ces différents repères dans le langage de l’alcoolique, en lien avec la connaissance des processus transgénérationnels et le travail sur le génosociogramme, me semblent ainsi pouvoir palier à cette difficulté d’établissement de la relation, d’enclenchement du processus thérapeutique lors de nos rencontres avec ces patients si particuliers, « qui ne viennent qu’une fois et qu’on ne revoit plus ». Des outils puissants à mettre au service de leur clinique particulière : l’alcoolisme.

Notes et références

  1. Comment faire l’avance de la parole auprès du patient alcoolique. Le journal psychiatrie privée. Octobre 2001. Gerard Ostermannn. Alain Rigaud.
  2. Morenon Jean et Rainaut jean : L’alcool. Alibis et Solitudes, Seli Arslan 2002.

Une partie de cet article se réfère à : « Le patient alcoolique et le génosociogramme : une opportunité de séparation-individuation». D.U de Substances psychoactives et conduites addictives. 2016. Laurence Constant-Mouchet. Responsable de l’enseignement : Dr Alain Rigaud. Faculté de Médecine de Reims (France).

L'auteur

Laurence Constant Mouchet

Laurence Constant Mouchet

Fondatrice Assoc. de Psychogénélogie Chrysalide Ardennes

Dans le cadre de l'Association, je propose : - Un accompagnement individuel dans le champ du transgénérationnel. - Un accompagnement au Récit de Vie Commemoria - Des conférences sur des thématiques liant le transgénérationnel et la littérature : France et Belgique - Des travaux de recherches sur les thèmes de l'impact des guerres sur le Masculin/Féminin et sur l'impact des flux migratoires sur l'Arbre. - Organisation de colloques sur le transgénérationnel. (A venir).