« Sois pauvre ma fille ! » voilà ce que j’avais hérité comme injonction
Durant neuf, dix ans, une fois ou deux fois par semaine, je me suis allongée sur le même divan, dos au même psychanalyste, avec une régularité d’horloge suisse. Ce long et minutieux travail d’analyse m’a permis de me remettre sur le devant de la scène, la mienne, celle de ma vie.
J’ai pu enfin faire des choix, poser des actes sans en payer le prix, réel ou fantasmé, envers mes proches. J’ai pu progressivement m’épanouir, donner un sens à ma vie, ouvrir des perspectives pour mes enfants. Pourtant, une dimension essentielle de ma vie échappait à tout processus d’évolution, étrangement réfractaire à mes efforts vains de compréhension, et surtout, de changement.
Bien que travaillant, ma situation financière restait très fragile, me mettant régulièrement au bord d’une situation de surendettement grave. Des éléments objectifs de ma vie justifiaient les limites de ma marge de manœuvre financière mais ils n’expliquaient pas pour autant la situation très précaire dans laquelle je me trouvais. Je n’étais pas une « flambeuse », pas de frénésies d’achats dans les boutiques, ni de descentes dans les salles de jeux ! Mon « auto-appauvrissement » avait d’autres sources qui me piégeaient à très long terme : des investissements immobiliers catastrophiques, des renoncements à mes droits, des pertes inexplicables de plus ou moins importantes sommes d’argent, …
Le travail d’analyse m’a permis de comprendre que je me plaçais systématiquement dans ces situations qui allaient me précipiter toujours un peu plus près du gouffre financier. Toutefois, l’étape suivant cette prise de conscience tardait à venir : si j’avais enfin compris que j’étais bien la seule à l’origine de ces catastrophes successives, j’étais incapable d’y changer quoi que ce soit.
Guidée par un plus fort que moi qui, visiblement, résistait aux outils de la psychanalyse, mon analyste m’a alors proposé de « tenter » autre chose. Il avait déjà évoqué, au cours de l’une ou l’autre séance, des liens possibles avec mes « ancêtres », m’encourageant à m’interroger sur l’histoire de ma famille, son contexte social, les événements de la grande histoire qui l’ont traversée. J’étais « mûre » pour entamer un travail de psychogénéalogie.
Un voyage dans le temps a alors commencé. Durant celui-ci, je suis allée à la rencontre de mes ascendants, rendant une place acceptable à certains, découvrant la « face cachée » de certain autres… Peu à peu, sur une grande feuille de papier fixée au mur face à moi, est apparue l’histoire de ma famille, ses héros, ses parias, ses figurants et, surtout, le croisement entre tous ces personnages et les événements de la « Grande Histoire », leur contexte de vie, leur milieu social, leur situation économique. J’ai tout d’abord découvert que mes parents venaient de deux milieux sociaux très différents, l’un étant issu du monde ouvrier et l’autre d’un milieu aisé, mais rural.
A la génération de mes parents, par contre, plus aucune trace de biens financiers ou immobiliers, au contraire. La situation matérielle du couple de mes parents a très vite été très précaire. Pourtant, ma grand-mère maternelle possédait encore quelques objets de valeurs, témoins d’une prospérité passée.
J’ai décidé de remonter le fil de l’histoire familiale, pour m’intéresser de plus près au destin de la grand-tante de ma mère, Palmyre. Cette femme de caractère a épousé Léopold, et tous deux ont décidé d’aller tenter la bonne fortune au Congo, en pleine époque florissante de la colonisation belge. Ma grand-mère m’a alors raconté le retour de Palmyre, enrichie, auréolée de son aventure congolaise. Palmyre n’a pas eu d’enfants mais elle adorait ma mère et elle a légué l’essentiel de sa fortune à une communauté religieuse. Mes grands-parents et ma mère ont hérité de l’ensemble de ses objets, meubles, bijoux, et d’importantes sommes d’argent.
J’ai eu accès à des documents photographiques, témoins de ce passé prospère, mais surtout, à mes yeux, d’un épisode scandaleux de l’histoire de mon pays, auquel ma propre famille avait participé : la colonisation, synonyme de domination, de déshumanisation de tout un peuple. Découverte douloureuse et honteuse, mais j’y ai également perçu un fil essentiel à tirer: ma famille s’était donc enrichie avec de l’argent « mal gagné ».
J’ai vu dans le mariage de mes parents un premier signe de cette « honte » liée à l’origine de la fortune familiale : le tempérament aventureux de mon père, doublé d’un manque de flair exceptionnel pour les investissements financiers ont très rapidement englouti l’héritage de Palmyre et Léopold : les bijoux, objets d’art ont été vendu, l’argent investi dans des projets plus que douteux. Seuls restaient quelques meubles chez ma grand-mère, attendant patiemment que quelqu’un s’intéresse à leur présence insolite dans la modeste maison d’une vieille dame qui semblait tout sauf fortunée. Cet « argent sale » a donc disparu à la génération de mes parents maid j’étais par contre encore porteuse d’un stigmate privé de sens : gagner de l’argent, c’est mal. J’avais hérité comme injonction : sois pauvre, ma fille !
Je suis allée plus loin dans la réparation. Mon parcours professionnel m’a conduite « par hasard » à travailler dans un service social à destination des populations migrantes, lieu où chacun peut trouver les informations nécessaires à une installation en Belgique. C’est une association très engagée, qui défend les droits des étrangers en Belgique, et dont le public est constitué principalement de populations originaires d’Afrique Subsaharienne. Toutes ces rencontres m’ont peu à peu permis de prendre conscience des effets de la colonisation sur les individus en Belgique et en Afrique. Ces questions sont au centre de mon travail : la transmission de l’histoire aux enfants, les effets du déracinement, l’impact, sur les relations interindividuelles, du passé colonial de la Belgique.
Je ne suis plus au bord du gouffre financier mais je ne suis pas riche non plus ! Mon rapport à l’argent est apaisé, je peux mettre mon énergie dans des projets qui me font grandir et je pense avoir brisé le cycle de la « dette transgénérationnelle » et ainsi avoir évité d’y exposer mes enfants. Le travail de la psychogénéalogie, tout comme celui de l’analyse, ne cherche pas à découvrir une vérité objective, acceptable par tous.
Ce témoignage que je livre, j’ai bien conscience qu’il peut paraître insolite, voire complètement inacceptable pour certains. Je ne cherche à convaincre personne et signale simplement que ces découvertes sur l’histoire de ma famille m’ont permis de donner du sens à la mienne et d’ouvrir des possibilités d’avenir pour moi et ceux qui me sont chers.