L'enjeu du nom du père
Si la proposition de loi passait, les parents auraient la possibilité de donner à leur enfant le ou les noms de famille qu’ils souhaitent : celui du père, celui de la mère ou les deux, dans l’ordre qu’ils préfèrent. Joëlle Milquet, vice-Premier ministre, ministre de l’Intérieur et de l’Égalité des chances, a affirmé à la RTBF (Radio Télévision Belge Francophone) qu'il est inscrit dans l'accord de gouvernement qu'on doit "enlever les dernières discriminations entre hommes et femmes dans le Code civil", et la question du choix du nom de famille "en est une". Le débat est ouvert et promet d’être animé.
Les possibilités envisagées par les auteurs du projet sont nombreuses :
- Ne rien changer et garder le nom du père, comme dans la formule actuelle.
- Remplacer le patronyme (nom du père) par le « matronyme » (nom de la mère). Les parents pourraient librement décider de ne transmettre que ce dernier.
- Donner les deux noms (patronyme et matronyme), dans l’ordre choisi par les parents. En cas de désaccord des parents, l'enfant recevra les deux noms, dans l'ordre alphabétique.
Ce qui m’a le plus frappée dans les articles, émissions de radio etc. auxquels j’ai eu accès, c’est que l’on y parlait de tout -entre autres du nombre croissant de femmes qui élèvent seules leurs enfants, des justes revendications égalitaires des femmes, de l’injustice de l’anonymat maternel dans le nom de l’enfant etc… - sans dire un mot de l’essentiel: la portée symbolique du nom du père dans notre psychisme à tous. Car un nom est avant tout un symbole. Le débat sur le nom de famille, qui comme l’a dit la ministre n’est pas une priorité, soulève en réalité des questions autrement plus graves et plus urgentes : celles du déclin de la fonction paternelle et de la féminisation de la société. Comme le dit le psychanalyste Yves-Hiram Haesevoets:
Violente est l’absence du père dans les discours institutionnels
J’ajouterais : elle l’est aussi dans la tête et dans la vie d’un nombre considérables d’individus.
Qui s’inquiète aujourd’hui de la place du père -dans la vie de tous les jours et dans la construction psychique de l’enfant - et du rôle qu’il doit jouer dans le développement et l’éducation de sa progéniture? Ce rôle est-il interchangeable avec celui de la mère ? Tels sont les très délicats enjeux qui, comme anguille sous roche ou lézard sous pierre, se cachent derrière le débat relativement anodin du « double nom ».
Comme chacun sait, l’apparition des moyens modernes de contraception a complètement changé la donne et attribué un pouvoir immense à la femme : celui d’être la seule à décider si le couple aura ou non un enfant. Et ce n’est que justice, pense-t-on, vu que c’est elle et non pas lui qui supporte les neuf mois de grossesse et les fatigues de l’allaitement, elle et non pas lui qui doit faire des sacrifices dans le domaine professionnel, elle et non pas lui qui trime comme une malade pour assurer sur tous les fronts et assumer tous les rôles…
La révolution contraceptive, indissolublement liée à l’émancipation féminine et à l’arrivée en masse des femmes sur le marché du travail, apparaît comme fondatrice d’une nouvelle identité féminine. Malheureusement les choses ne sont pas si simples et comme tous les progrès, cette fracassante révolution a eu son -ou ses- revers de médaille : à commencer par le rôle du père, devenu plus flou, incertain et même parfois, osons le mot, inessentiel. Du Pater Familias tout-puissant et unanimement respecté, l’homme s’est progressivement transformé en « soutien de mère » ou « papa porte-monnaie », comme l’appelait Didier Dumas: un simple auxiliaire maternel dont on attend qu’il paye son dû et donne un coup de main à la pauvre maman débordée, chaque fois que celle-ci le désire. Et quand on n’a pas besoin de lui pour pousser le landau, donner le biberon ou changer les couches, l’auxiliaire maternel n’a qu’à aller faire joujou avec ses matches de foot, ses jeux vidéo ou sa grosse moto, en ayant bien soin de ne pas interférer dans la relation sublime, irremplaçable et centrale de la Mère et de l’Enfant.
Aveuglés par les sacro-saints droits des femmes, nous avons un tout petit peu oublié que l’enfant avait lui aussi un droit, tout aussi sacro-saint que ceux de sa mère : celui de « _désirer, respectivement et spontanément, une mère et un père, dignes de ce Nom _»1, c’est-à-dire qui remplissent le rôle et les fonctions qui leur sont propres et ne sont certes pas interchangeables.
Le statut du père implique des responsabilités qui n’ont rien à voir avec celles de la mère. C’est le père qui, en le reconnaissant comme issu de lui et en lui donnant son nom, inscrit l’enfant dans une filiation, lui donne sa légitimité et l’introduit dans la société humaine. Comme le disait encore Didier Dumas2, la mère nourricière et « sécurisante » incarne pour l’enfant, grâce à l’amour qu’elle lui porte, l’accueil inconditionnel et représente le « tout et maintenant » ; le père, lien au monde extérieur, à la fois protecteur et conquérant, représente le « lendemain » et le « plus tard ». C’est bien sûr le père qui, en s’interposant dans la dyade mère-enfant, permet à celui-ci d’échapper à la symbiose étouffante et parfois mortifère et de devenir un individu à part entière; c’est donc le père qui permet à l’enfant de grandir, de devenir adulte, c’est lui qui représente la Loi et impose des limites; et c’est à travers l’identification au père que l’enfant va pouvoir s’identifier à tous les autres êtres humains.
Ce sont toutes ces notions, et bien d’autres encore, que recouvre le nom du père. Depuis des millénaires, le patronyme a défini l’enfant, en officialisant le rôle -invisible et donc « _toujours incertain _» 3- du géniteur lors de sa conception. Et l’on voudrait enlever aux hommes-pères un des derniers pouvoirs qui leur reste en remplaçant leur nom par celui de la mère, ou en le mettant à la seconde place, pour bien montrer que leur rôle est subalterne, marginal, accessoire? Comment peut-il se trouver des personnes suffisamment aveugles pour ne pas voir qu’à l’heure des conceptions in vitro et des banques du sperme, autoriser de jeunes parents distraits -ou inconscients des enjeux- à supprimer le nom du père ou à le reléguer au second plan, équivaut à donner le coup final à la fonction paternelle et au rôle des homme au sein de la famille, « _cellule germinale _» de la société 4?
La proposition d’ajouter le nom de la mère après le nom du père (Conchita Gomez y Cordoba) n’a par contre rien de choquant, bien au contraire : telle est la coutume en Espagne et dans tous les pays hispanophones et son seul inconvénient est de donner en quelques générations des noms interminables, ce qui oblige à faire des choix. L’important, à mon sens, étant que le nom du père reste à sa place traditionnelle (osons le mot) , c’est-à-dire la première, n’en déplaise à celles (et elles sont de plus en plus nombreuses) qui pensent qu’un enfant peut se passer de père et que la fonction paternelle est un optional.
Notes
1 - Yves-Hiram Haesevoets, Le père absent dans l'existence de l'enfant 2 - Didier Dumas, « Et l’enfant créa le père » p. 126-127. 3 - « Mater semper certa est, pater autem incertus » ou « Mater certa, pater semper _incertus _». 4 - C’est ainsi que Confucius définit la famille.