Les conséquences transgénérationnelles de la négligence des violences sexuelles par les thérapeutes
Bruno Clavier s’autorise à penser que beaucoup plus qu’une personne sur dix a été victime de l’inceste en France. Autre chiffre tout aussi effarant : chaque année, en France, 160 000 enfants seraient victimes de violences sexuelles ! Ce problème de santé public concernerait plus de 6,7 millions de personnes en France. Bruno Clavier soutien aussi qu’une majorité des personnes qui consultent en psy, que cela soit en institution, en libéral ou en psychiatrie, sont porteuses de symptômes qui, de près ou de loin, sont en rapport avec les violences sexuelles, que cela soit personnel ou transgénérationnel. Ainsi, les violences subies par les précédentes générations sont présentes massivement dans les généalogies des familles et ont très souvent une relation avec les symptômes des enfants qui consultent. Ignorer ces faits et ces chiffres est une négligence et celle-ci est une faute grave dans le cadre d'une thérapie.
Le texte de cet article est extrait de mon livre « Ils ne savaient pas… Pourquoi la psy a négligé les violences sexuelles » publié aux éditions Payot.
L’état des lieux des violences sexuelles et de leur prise en charge
Je reçois sans cesse des messages de personnes qui souhaitent trouver des thérapeutes qui prennent en compte les violences sexuelles. Étrange: cela sous-entend d’emblée que cette prise en compte n’est pas acquise lors d’une thérapie… À chaque fois, une histoire semblable m’est racontée, faite de longues souffrances, de symptômes caractéristiques que je rencontre malheureusement trop : anorexie, boulimie, tentatives de suicide, scarifications, dépression, accompagnés de maladies somatiques diverses, elles aussi caractéristiques, fibromyalgie, problèmes de thyroïde… Certaines personnes se souviennent d'incestes, d’agressions sexuelles subies dans l’enfance, ont eu sur le tard des retours de mémoires traumatiques ou encore sont convaincues qu’il « s’est passé quelque chose », d’autant que le climat familial était incestueux; d’autres ne se souviennent de rien. Nombre d’entre elles ont suivi des thérapies diverses et notamment des psychanalyses, pendant des dizaines d’années ou plus longtemps encore. Au mieux, le sujet y a été évoqué – mais sans que l’analyse ou la thérapie soit vraiment axée là-dessus – et, au pire, les patientes et patients se sont entendu dire que leurs ressentis, leurs rêves éventuels de violences sexuelles subies dans l’enfance étaient des fantasmes, la plupart du temps « œdipiens ». Cela fait si longtemps que j’entends parler de thérapies qui se sont déroulées sous ce mode d’interprétation…
Et pourtant, les violences sexuelles gangrènent depuis si longtemps notre société, elles concernent tellement d’individus, les conséquences en sont si désastreuses ! Du côté des victimes, celles qui se souvenaient, ignoraient que cela déterminerait tous les instants de leur vie ; que cette vie serait pour elles un enfer sur terre. Celles qui n’en avaient pas de mémoire portaient dans leur corps et dans leur tête les effets désastreux de ces violences sexuelles sans jamais réaliser de quoi elles souffraient. Mais d’autres personnes encore étaient dans l’ignorance – et c’est peut-être le plus grave : les psys. Psychanalystes, psychiatres, psychologues, les thérapeutes de l’esprit, mais aussi du corps. Or, c’était d’abord à eux que s’adressaient les victimes. Ils ont – moi y compris – une grande responsabilité dans la non-prise en compte généralisée des violences sexuelles en thérapie.
J’ai raconté dans mon dernier livre comment mon premier analyste, qui m’a énormément aidé par ailleurs, a interprété pendant douze ans mes cauchemars et angoisses nocturnes d’enfance et de vie adulte comme des fantasmes, jusqu’à ce que je découvre qu’il s’agissait de traces des violences sexuelles et d’incestes précoces dont j’étais amnésique ; dans ce même livre, j’ai évoqué comment il avait fallu que je retrouve moi-même, tardivement, la mémoire pour que peu à peu mes patientes et patients, à leur tour, se livrent et racontent les violences vécues, qu’ils n’osaient aborder jusqu’alors, ou que nous nous apercevions ensemble qu’ils en avaient subi et qu’ils en étaient, eux aussi, amnésiques. Entré dans la pratique analytique avec la théorie freudienne du fantasme, formé en psychologie clinique dans une faculté parisienne sans avoir jamais eu de cours sur les violences sexuelles, ni sur le psycho-trauma, je me trouvais ébahi, et démuni, face à une lame de fond que je n’avais pas soupçonné rencontrer un jour dans ma pratique professionnelle. Cette lame de fond, récente, a commencé avec les mouvements collectifs contre les violences sexuelles, me#too, en passant par l’événement fondamental en France symbolisé par le rapport Sauvé sur les violences sexuelles dans l’Église, jusqu’aux livres et témoignages sur l’inceste ; tout cela a déclenché une libération de la parole sans précédent. Au-delà de ce mouvement général, il me semblait qu’une catégorie de personnes dans la société avait été et restait silencieuse sur la question alors que je réalisais que ces dernières étaient les plus concernées par ce domaine : les psys. C’étaient eux qui avaient récolté les paroles, perçu les symptômes, entendu les doutes, connu de façon intime les us et coutumes de ces familles. Ils ont été pendant plus d’un siècle les principaux « confidents » à la place des confidents « traditionnels », les médecins, les prêtres, les notaires… Or, ces « confidents psys » n’avaient pas été formés pour accueillir ces violences sexuelles – et pour cause : ils ne pouvaient être en avance sur une société qui ne voulait pas reconnaître ces violences. Nous sommes pour la plupart, les psys, passés à côté depuis si longtemps ! Il faut maintenant qu’ils sachent – que nous sachions. Principalement deux choses : l’ampleur du phénomène ; et ses incidences multiples sur les victimes, celles qui vont grossir peu à peu la vague déferlante des personnes concernées par celui-ci. Les chiffres récents sont effarants. Un sondage de 2020, de l’institut Ipsos, atteste que près de 6,7 millions de personnes en France seraient susceptibles d’avoir subi un inceste. Sur une population de 67 millions de Français, cela représente une personne sur dix ! Cependant, cette évaluation prend en compte uniquement ceux qui déclarent l’avoir subi. Les chiffres du sondage datant de 2009, onze ans auparavant, étaient nettement inférieurs ; la libération de la parole, ayant eu lieu entretemps, a largement amené plus de victimes à parler ; d’autres seraient alors susceptibles de le faire à l’avenir. De plus, ces chiffres ne tiennent pas compte de l’amnésie infantile si fréquente qui concerne la majorité de mes patientes et patients, comme ceux de bien d’autres thérapeutes. On peut s’autoriser à penser que beaucoup plus qu’une personne sur dix a été victime de l’inceste en France. Enfin, il s’agit des chiffres de l’inceste et non pas des violences sexuelles en général. Autre chiffre tout aussi effarant : chaque année, en France, 160 000 enfants seraient victimes de violences sexuelles ! Ils viennent donc s’ajouter, chaque année, au nombre actuel des victimes. Ce problème de santé public qui concernerait plus de 6,7 millions de personnes dans notre pays – dans dix ans, elles seront 8 millions à être concernées – ne justifierait donc pas une prise en charge spécifique et généralisée ? Plus que d’ignorance, il s’agit de négligence ; et la négligence, dans le cadre de n’importe quelle thérapie, est une faute grave. Le problème est donc colossal et nous n’en avons pas encore mesuré toutes les conséquences. Je soutiens qu’une majorité des personnes qui consultent en psy, que cela soit en institution, en libéral ou en psychiatrie, sont porteuses de symptômes qui, de près ou de loin, sont en rapport avec les violences sexuelles, que cela soit personnel ou transgénérationnel. Ainsi, les violences subies par les précédentes générations sont présentes massivement dans les généalogies des familles que je reçois et ont très souvent une relation avec les symptômes des enfants qui consultent. Je vous renvoie à mes précédents ouvrages où vous trouverez de nombreux témoignages de l’impact de ces violences passées sur les symptômes actuels des enfants.
Bref, face au déferlement des cas, les thérapeutes psys sont – ou vont être – en première ligne. Sont-ils prêts ? Je ne le crois pas. Une des raisons est que la théorie freudienne du fantasme est encore très présente non seulement dans les cursus des formations en psychologie ou apparentée, mais aussi dans les médias ; elle constitue le socle commun sur lequel une majorité de thérapies s’appuient, d’une façon plus ou moins tacite, d’une façon plus ou moins consciente. Affirmer que l’on ne pense et que l’on ne pratique pas comme cela aujourd’hui, c’est ignorer que tout est question de transmission, et aussi d’inconscient, quel que soit le domaine, et que ce qui a présidé à l’ensemble des prises en charge psychologiques pendant plus d’un siècle ne va pas disparaître spontanément. Même si je suis critique envers la psychanalyse, j’estime qu’elle a un rôle à jouer. Me revendiquant psychanalyste, j’affirme qu’elle peut être une méthode majeure pour soigner les conséquences des violences sexuelles et de l’inceste. Cependant, elle ne le sera que si elle balaie radicalement les éléments erronés de sa théorie qui ont conduit à ce que, pendant presque un siècle, les tragédies vécues par des milliers et des milliers de personnes ont été ignorées, leur souffrance étant redoublée par cette ignorance.
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut retourner aux origines de la psychanalyse. L’examen de la propre vie de Freud nous montre comment, alors qu’il mettait au point une technique thérapeutique absolument révolutionnaire, qui représentait une avancée incroyable dans la connaissance des affections mentales et du psychisme humain en général, il a opéré une bifurcation radicale et funeste dans son avancée théorique. Malgré des éléments d’une vérité et d’une richesse inouïes, il en a fait admettre d’autres qui, à l’examen, nous allons le découvrir, ne tiennent pas. Et pourtant ils ont perduré si longtemps ! Par une sorte d’hallucination collective, nous avons ignoré à quel point les violences sexuelles et l’inceste étaient présents dans nos familles. Sous notre nez, à notre porte. Peut-être parce que notre société voulait ignorer ces violences, elle n’a pas totalement récusé certaines thèses de Freud. Certes, le « tout sexuel » freudien était, pour certains, dérangeant, mais il l’était moins que l’aveu que nous étions depuis bien longtemps infestés par l’inceste et notamment par les violences sexuelles faites aux enfants et aux femmes. Pourtant, chaque famille, chaque personne, pouvait et pourrait être concernée par le problème. Or, quelle était la première thèse de Freud avant celle, encore présente aujourd’hui, du fantasme sexuel ? Que les troubles psychiques de ses patientes et patients provenaient des violences sexuelles qu’ils auraient subies dans l’enfance ! Que s’est-il donc passé entre ces deux prises de position radicalement différentes ? Et la théorie du fantasme, faut-il la rejeter entièrement ou peut-elle être repensée ? Revenons donc aux débuts de la psychanalyse et à ce que Freud appelait alors « l’étiologie de l’hystérie ».
Le grand secret de la psychanalyse
Quand Freud plaçait les violences sexuelles à l’origine des névroses
Nous sommes en 1896. Après avoir travaillé à Paris avec Charcot, et écrit un livre sur l’hystérie avec Joseph Breuer, Freud propose sa propre théorie des névroses. Il soutient son hypothèse avec fermeté. Dans un premier article, à propos de l’origine de l’hystérie, il évoque treize patients, dont deux hommes : dans tous les cas, écrit-il, « les traumas sexuels appartiennent à l’enfance précoce », avec « cette condition spécifique de l’hystérie – passivité sexuelle en des temps présexuels ». « Les traumas d’enfant que l’analyse mit à découvert pour ces cas graves, écrit-il encore, durent être définis dans leur ensemble comme de graves dommages sexuels. » Freud dresse alors la liste des abuseurs : gouvernantes, domestiques, enseignants, divers membres de la famille, très souvent les frères – sur leurs sœurs. Curieusement, il ne mentionne pas les pères. Certaines des violences sexuelles qu’il cite ont été commises quand les victimes avaient un an et demi ou deux ans, mais la majorité d’entre elles l’ont été sur des enfants de trois ou quatre ans. Dans l’article suivant, daté également de 1896, il réitère sa thèse : « Je pose donc comme affirmation qu’à chaque cas d’hystérie, se trouvent – reproductibles par le travail analytique, malgré l’intervalle de temps embrassant des décennies – un ou plusieurs vécus d’expérience sexuelle prématurée, qui appartiennent à la jeunesse la plus précoce. » Et il ajoute : « Dans la totalité des dix-huit cas (d’hystérie pure et d’hystérie combinée avec des représentations de contrainte, six hommes et douze femmes), je suis parvenu, comme mentionné, à la connaissance de telles expériences sexuelles vécues à l’âge enfantin. » Il s’oppose notamment à la thèse héréditaire qui prévaut à l’époque : « Le fondement pour la névrose serait posé à l’âge enfantin toujours du fait d’adultes. » Pour Freud, a eu lieu « en réalité […] une infection dans l’enfance. » Quand je découvre ces textes premiers, je suis stupéfait. Beaucoup de ce que j’ai mis des années à comprendre y est théorisé et décrit. Je n’avais jamais lu ces écrits, car ils faisaient partie de la préhistoire de la psychanalyse ; ils avaient pour ainsi dire été récusés et placés parmi les tâtonnements et maladresses du jeune Freud en devenir. Ils auraient pu avoir un intérêt pour un historien, un chercheur, mais pour moi qui était un clinicien, pourquoi aller lire des textes dont on m’avait appris, lors de mes études, qu’ils étaient les égarements des débuts de la théorie freudienne et que Freud lui-même les avait rejetés ? Pourquoi apprendre ce qui « est faux » ? Très vite, en effet, Freud change complètement de direction : alors qu’en 1896 il annonce sa théorie des traumas sexuels, un an après, fin 1897, il déclare à son ami Fliess qu’il n’y croit plus. De là date le début de la théorie du fantasme, qui prévaudra jusqu’à aujourd’hui. Les traumas sexuels passent au second plan, voire disparaissent – pendant presque un siècle. Que s’est-il passé pour que Freud opère un changement si radical en si peu de temps ?
Le père de Freud était un abuseur
L’une des clés de ce changement majeur se trouve sûrement dans une lettre de Freud à son ami Fliess, au début de l’année 1897. Cette lettre, nous n’en connaissons la teneur que depuis 2006 en France. Jusqu’à cette date, nous n’avions accès qu’à la version censurée – censure exercée en particulier par sa fille Anna – des lettres à Fliess qui étaient réunies dans La Naissance de la psychanalyse. Je possédais cet ouvrage depuis un certain temps. Cependant, en 2006, à la sortie des lettres non expurgées, je me procurai le nouveau recueil intitulé cette fois-ci Lettres à Wilhelm Fliess. Pendant une semaine entière, je comparai les deux versions. Qu’est-ce que ces parties occultées pouvaient révéler des fondements de la psychanalyse ? Quels « péchés originels » fallait-il dissimuler ? La découverte la plus marquante pour moi fut la suppression d’une majorité d’allusions aux violences sexuelles, et en particulier celles concernant les pères. La deuxième était carrément stupéfiante. Freud parle dans une lettre, datée de février 1897, des fellations que les pervers infligent aux enfants et des conséquences ultérieures chez les adultes dans les pathologies de la mâchoire : « Le mal de tête hystérique avec pression au sommet du crâne, aux tempes, etc., relève des scènes où, aux fins d’action dans la bouche, la tête est fixée. – Malheureusement, mon propre père a été l’un de ces pervers et a été responsable de l’hystérie de mon frère et de celle de quelques-unes de mes plus jeunes sœurs. La fréquence de cette relation me donne souvent à penser. » On retrouve une nouvelle fois mention de cet inceste dans la fameuse lettre sur « l’abandon de la neurotica » (ou de « mes neurotica », cela dépend des traductions), sept mois après la précédente, en septembre 1897, dans laquelle la partie « Y compris le mien » a été supprimée : « Il fallait incriminer le père comme pervers, y compris le mien. » C’était la pièce manquante pour comprendre la bifurcation soudaine de Freud, passé en l’espace d’un an à une théorie pratiquement inversée. La première, celle de la « séduction » par les adultes, sous-entendu : l’abus sexuel subi dans l’enfance est à la source des névroses. La seconde, celle du « fantasme », qui dit que l’invention, l’imagination de l’enfant et surtout son désir ainsi que les refoulements qui l’accompagnent seraient responsables des troubles psychiques ultérieurs de l’adulte. Je ne suis évidemment pas le premier, ni le seul, à avoir découvert ces écrits censurés. Vingt-cinq ans auparavant, en 1985, une version intégrale était déjà parue aux États-Unis, et une autre en Allemagne en 1986, sous l’impulsion d’un psychanalyste qui a joué un rôle capital dans l’histoire du surgissement de la vérité, Jeffrey Moussaieff Masson. Mais le milieu psy a accordé à cette information si peu de crédit que seuls quelques textes s’en sont fait l’écho, épars, noyés dans une masse qui a continué à l’ignorer. Un peu comme dans ces familles où l’inceste, commis par l’un de leurs membres, est connu de quelques-uns et reste cependant une affaire confidentielle. Ainsi, la vie analytique s’est poursuivie comme si de rien n’était. En France, [Marie Balmary](/dictionnaire/Freud-faute-cachée-du-père fut l’une des premières – je dirai même la seule – à mettre la perversion du père de Freud au centre de la théorie psychanalytique, et ce d’une façon génialement intuitive, car elle n’avait pas encore eu accès aux informations censurées. Ses écrits furent considérés, mais sans que le milieu de la psychanalyse en déduise quoi que ce soit, et surtout sans qu’une quelconque reprise en soit faite dans la théorie. Jeffrey Masson sortira un livre majeur en France sur le sujet, puis sa réécriture. Quarante ans de silence depuis lors. Toujours le même silence… Refermerons-nous une fois encore pour des décennies le dossier des violences sexuelles, de l’inceste avec celui de leur prise en charge thérapeutique encore incertaine et aléatoire ? Essayons cependant de comprendre ce revirement freudien, avec les données que nous avons, les fameuses lettres à Fliess, la connaissance des événements familiaux de la famille de Freud, et avec ce que nous pouvons savoir du fonctionnement psychique en général, surtout en cas d’inceste.
Les « cochonneries » insupportables
Tout d’abord, Freud se trouvait dans un dilemme qui est celui de toute personne ayant subi l’inceste : dire ou ne pas dire, dénoncer ou ne pas dénoncer ? Dire, c’était se confronter à un monde qui, ne l’oublions pas, a mis un siècle à reconnaître la réalité et l’ampleur des violences sexuelles et de l’inceste. Non seulement Freud se serait vu opposer une vague de protestations contre ses premières conclusions – la prépondérance de l’inceste dans les névroses aurait bien trop remis en cause ce qui se pratiquait dans tant de familles et dans tous les milieux sociaux –, mais de plus, s’il avait révélé la perversion de son père, cette révélation aurait été un argument majeur et fatal de la part de ses détracteurs pour le discréditer. Si la sagesse populaire est porteuse de bon sens, elle est aussi parfois primaire : « Les chiens ne font pas des chats » aurait induit la pensée qu’à père pervers, fils pervers. Il est probable que la censure et le silence qui l’a suivie jusqu’à maintenant sont fondés pour une part là-dessus. Sortir l’affaire de la perversion paternelle freudienne, c’était ruiner l’hypothèse du tout-sexuel et risquer que soit jeté au rebut l’ensemble de la théorie : « Il fallait bien être pervers pour ne parler que de sexe », aurait-on pu dire alors et pourrait-on dire aujourd’hui. En effet, l’enjeu est le même à présent. Les détracteurs actuels, qui tiennent à abattre la psychanalyse, ne manqueront pas d’en faire leur principal cheval de bataille s’ils s’en emparent. On peut donc comprendre à cet endroit le silence freudien et l’omerta qui a suivi dans le milieu analytique. Le problème n’est pas seulement que Freud ait rejeté sa première théorie des névroses, c’est aussi qu’il ait fondé l’antithèse de cette théorie. On peut imaginer Freud cacher les turpitudes de son père tout en étant pourfendeur de l’inceste et ses conséquences, puis ménager l’opinion sans trop généraliser ce qu’il avait constaté. Un homme qui a eu l’intelligence et le savoir-faire, à tous les niveaux, pour mener sa carrière et son destin là où il les a menés, avec toutes les oppositions qu’il a rencontrées, aurait tout à fait été capable d’arriver à faire fleurir une pensée plus proche de cette réalité de l’inceste qu’il avait constaté. Non, il a complètement rejeté sa première théorie. Aussi, on peut supposer que Freud a succombé à ce qui menace toute personne ayant subi l’inceste : entrer dans des processus de défense tels que le clivage et le déni, de façon à gommer l’événement insupportable de toutes ses représentations, faire en sorte que la souffrance de la mémoire cesse. Car dans ce domaine, il est toujours question de souffrance. Entre les deux positions théoriques opposées, celle de 1896 et celle, définitive, qui s’installera à partir de 1898, nous trouvons peut-être le signe de cette souffrance impossible dans une autre lettre à Fliess, du 22 décembre 1897. Après un long passage, censuré, qui décrit des atrocités commises par un père sur sa fille – « un père piqueur de fille » jouissant de tortures à caractère sexuel –, Freud conclut par deux phrases elles aussi censurées : « Que t’a-t-on fait pauvre enfant ? » et : « Assez de mes cochonneries. Au revoir. » C’est la dernière fois que Freud parle à Fliess d’abus sexuels dans leur correspondance – du moins, telle que nous la connaissons –, qui court jusqu’en 1904. À partir de cette phrase ultime, le sujet passe à la trappe. Définitivement. Il en va de même dans ses écrits suivants. Ainsi, un an plus tard, dès 1898, dans un texte intitulé « La sexualité dans l’étiologie des névroses », s’il garde la sexualité précoce comme origine de la névrose, Freud fait disparaître de la scène l’adulte séducteur. Il ne reste plus que l’enfant sexué. Certes, il reconnaît encore, en 1905, dans Trois essais sur la théorie sexuelle, l’existence de cette influence externe exercée par les adultes, mais c’est pour en nier « l’importance et la fréquence ». Freud clôt le débat par l’affirmation – non étayée – que des personnes ayant subi des violences sexuelles peuvent « rester normales » et surtout par le fait « qu’il n’est pas besoin de séduction pour éveiller la vie sexuelle de l’enfant ». Ainsi, « sous l’influence de la séduction, l’enfant peut devenir pervers polymorphe » parce qu’il « porte dans sa prédisposition les aptitudes requises » et qu’il n’y opposera que « de faibles résistances ». La perversion se trouve ainsi, et pour plus d’un siècle, du côté de l’enfant. Or, il n’est pas difficile d’analyser la dernière phrase de cette fameuse lettre à Fliess qui marque l’arrêt définitif de la prise en compte des violences sexuelles. En effet, Freud écrit : « Assez de mes… cochonneries », et non pas : « Assez de ces… cochonneries. » Ce ne sont pourtant pas les siennes ! Cette sorte de lapsus de la part de Freud – « mes » cochonneries – nous fait saisir un élément fondamental pour la compréhension de l’abandon de la thèse des violences sexuelles : on peut évidemment supposer que Freud lui-même a été abusé ; il en aurait donc été amnésique toute sa vie.
L’amnésie au cœur de l’histoire de la psychanalyse et du psychisme
Pour avoir travaillé avec de nombreuses familles où a lieu l’inceste, pour avoir également beaucoup lu de faits divers et de témoignages sur le sujet, il m’apparaît qu’un prédateur sexuel fait rarement une seule victime. C’est le cas du père de Freud, puisqu’il aurait abusé de plusieurs de ses enfants, en l’occurrence ses plus jeunes filles et son dernier fils. Il est rare que ce genre de personnes épargnent certains tandis qu’ils en martyrisent d’autres – à moins que ce soit pour des raisons précises. On peut raisonnablement se poser la question : pourquoi le père n’aurait-il pas abusé également de Freud, le frère aîné de toute la fratrie, ou de ses autres sœurs ? Ce qui peut fortement étayer cette thèse, ce sont les nombreuses opérations du cancer de la mâchoire qu’a subi Freud, d’autant qu’il livre justement l’information de l’abus paternel à son ami Fliess en donnant l’exemple des pathologies diverses du cou et de la bouche issues des fellations imposées dans l’enfance. Il relate notamment dans une autre lettre à ce dernier, datée de la même année, le cas d’une patiente qui faisait enfant des fellations à son père. Cette patiente a « un tic frappant, elle fait un groin avec sa bouche (qui vient de la succion). Elle souffre d’eczéma autour de la bouche et de gerçures au coin des lèvres qui ne guérissent pas. La nuit accès de salive, après quoi les gerçures apparaissent. (Il m’a déjà été donné de ramener une observation tout à fait analogue à la succion du pénis.). » Freud termine la description du cas par l’expression : « Habemus papam ! » Comment ne pas penser à l’éternel cigare de Freud, qu’il maintient dans sa bouche, après ses opérations de la mâchoire, à l’aide d’un instrument qu’il appelle « le machin » ? Freud, qui a pourtant théorisé l’amnésie post-traumatique, serait donc lui-même amnésique. Il est submergé par les révélations identiques de ses patientes et patients qui, à chaque fois, lui ramènent sa propre histoire insupportable. La phrase « Assez de mes cochonneries » témoigne, à mon sens, de son incapacité à aller plus loin dans son auto-analyse, à accompagner ses patientes et patients dans la traversée de leurs traumas insoutenables. De plus, comment affronter une société qui n’est pas décidée à en entendre parler ? Lorsqu’il présente sa théorie de la séduction à ses collègues de la Société de psychiatrie et de neurologie, à Vienne, le 21 avril 1896, l’accueil est glacial, voire hostile. Le milieu médical de cette époque, pas plus que la société en général, ne veut reconnaître ce qu’il lui faudra un siècle à admettre – et encore… Freud change complètement la direction de sa route. Alors qu’avec sa théorie des violences sexuelles, il pensait avoir découvert « la source du Nil », il va bâtir une théorie et une pratique clinique totalement opposées qui devront sans cesse jongler avec des incohérences évidentes, quitte à torturer des concepts, à utiliser toutes sortes de raisonnements plus ou moins étayés, plus ou moins logiques. Première incidence majeure : la prise en charge biaisée des patients par Freud et par les psychanalystes qui l’ont suivi jusqu’à nos jours.
La psychiatrie en retard sur le sujet des violences sexuelles
Mais il ne s’agit pas que de la psychanalyse. On peut ainsi se questionner sur le positionnement de la psychiatrie par rapport aux violences sexuelles. Il a fallu une guerre, celle du Viêt-nam, pour qu’aux Etats-Unis, on s’intéresse vraiment aux conséquences du trauma mais, comme le dit Bessel van der Kolk, « rien dans mes études de psychiatrie ne m’avait préparé à résoudre les problèmes des vétérans ». Pour preuve de cette ignorance passée, mais malheureusement encore actuelle, au sein même de la psychiatrie des conséquences du psychotraumatisme, prenons l’exemple des troubles alimentaires compulsifs, symptôme fréquent chez ceux qui ont subi des violences sexuelles enfant. En 2003, La Fédération Française de Psychiatrie avait organisé une conférence de consensus sur « Conséquences des maltraitances sexuelles » avec la sortie d’un livre extrêmement complet sur le sujet. Cette conférence était organisée avec le soutien du ministère de la Santé. On y trouve justement mention de tous les comportements caractéristiques : « addictions, troubles du comportement alimentaire, automutilation, prise de risque volontaire et effets transgénérationnels ». Les chiffres de l’époque, il y a 20 ans, évoquent déjà « une histoire d’agression sexuelle dans l’enfance dans plus de la moitié des cas de troubles du comportement alimentaire ». Or si on consulte trois manuels de psychiatrie actuels, dans leur édition récente pas une fois ne sont cités les troubles alimentaires compulsifs en rapport avec des violences sexuelles précoces. Que cela soit dans le DSM-5, édition internationale, issu de l’American Psychiatric Association ou dans deux manuels français, « Manuel de psychiatrie » et « Psychiatrie pour l’étudiant ». On constate donc que la perception des symptômes associés aux violences sexuelles n’est pas encore intégrée dans les fondamentaux psychiatriques, alors que beaucoup d’études récentes continuent à mettre en relation violences sexuelles et symptômes précis, comme ceux justement des comportements alimentaires.
La prévention et une prise en charge adaptée indispensables à mettre en place
On comprend que la parole libérée dans notre société permet de sortir du déni passé des violences sexuelles et de l’inceste, il faut donc d’urgence pouvoir traiter par des thérapies adaptées les conséquences toujours terribles de ces dernières. Malgré la vague de libération récente dans le domaine de la parole sur l’inceste et des violences sexuelles, qui donne le sentiment qu’enfin la vérité et la justice peuvent surgir, j’ai cependant une crainte : celle qu’on referme le dossier en pensant l’affaire réglée, que rien n’a besoin d’être changé ni sur notre société ni sur la façon qu’a eu et qu’a encore le monde de la psy d’appréhender ce problème. Je ne peux pas imaginer que nous allons passer à autre chose, comme s’il était admis que la question de l’inceste et des violences était définitivement close, que tout était maintenant pour le meilleur des mondes dans la prise en charge de ces violences. En ce qui concerne l’éradication du fléau, on a beaucoup centré le débat sur la justice. Il est évident qu’il faut d’abord que notre société doit se pourvoir de lois qui protègent les enfants et les adultes de ces violences et qu’elle les fasse respecter. Que plus jamais ces horreurs puissent se passer sans impunité. Mais au-delà des lois, comment transformer notre société pour que ces faits n’aient plus lieu, notamment l’inceste. Quelle politique de prévention imaginer ? Tout d’abord, l’information sur l’inceste, couplé avec l’information sexuelle en général, devrait être mise en place dès la maternelle dans les écoles. La fin de petite section me semble l’âge idéal, car à partir de trois ans et demi quatre ans, l’enfant est justement en plein dans l’âge œdipien où une majorité des abus sont commis. La parole du maître ou de la maîtresse aura un poids déterminant d’autant qu’elle est entendue au sein d’une communauté extérieure à la famille. Est-ce que cela sera suffisant pour empêcher un prédateur familial violent ou au contraire rusé, en tout cas déterminé, d’arriver à ses fins ? Pas forcément, mais ce sera beaucoup plus difficile et l’enfant, averti, pourra se sentir légitime à repousser l’adulte, à communiquer avec les autres, avec les enseignants, ceux qui s’occupent de lui pour témoigner de ce que l’on veut ou de ce qu’on lui a fait ; car il saura que c’est hors-la-loi. Pensons à l’avenir : espérons que les adultes qu’ils vont devenir ne donneront plus de fessées à leurs enfants, qu’ils seront plus respectueux de la planète et qu’ils seront également suffisamment informés de la sexualité, de l’inceste et des violences sexuelles pour que ces dernières deviennent marginales dans notre société. Le deuxième lieu de prévention est la famille. Aussi, en dehors des lois qu’on ne doit pas ignorer, les médias ont un rôle capital à jouer pour faire circuler cette information. Quoi que l’on pense, ils représentent une norme. Ce qu’on y dit, que l’on y montre et que l’on y démontre est globalement intégré chez la majorité comme une définition de ce qui est bon pour notre société. Aussi, une information plus poussée au sein des médias, sur la question du trauma et des conséquences de l’inceste et des violences sexuelles va permettre que le discours général soit plus fin que ce qu’il a été jusqu’à maintenant. Que l’on arrête de présenter les choses comme s’il n’y avait que des êtres exceptionnellement pervers au sein de familles saines, comme des « accidents » familiaux, qu’on les taise ou qu’on les dénonce. C’est l’ambiguïté du fait divers qui place l’inceste au même titre que les meurtres dans une catégorie à part sans réaliser que l’inceste a été une sorte de norme tacite au sein de familles apparemment les plus respectables. Troisième et dernier volet, brûlant, celui des thérapeutes. Au niveau de la psychanalyse, pouvoir reprendre les fondamentaux en rapport avec l’inceste et les violences sexuelles, les analyser et faire en sorte que l’enseignement dans les facultés ou dans les écoles de psychologie en soit modifié. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Que le psychotraumatisme fasse absolument partie du cursus des psychologues et que la question des violences sexuelles et de l’inceste y soit largement et le plus complètement possible abordé. Beaucoup de futurs thérapeutes vont avoir affaire à des personnes ayant été incestées, amnésiques ou ayant peu de souvenirs. Puis, au final, que le corps médical, pas seulement les psychiatres, soit également averti des conséquences des violences sexuelles et qu’un diagnostic puisse être fait pour diriger les victimes réelles ou pressenties vers une prise en charge ciblée. Ce n’est pas simple, de même qu’il n’est pas simple de résoudre cette question épineuse de l’amnésie traumatique qui mène à la négligence des violences sexuelles ou à des accusations fausses qui font et vont faire de certains des victimes innocentes. Il importe donc qu’il y ait une connaissance beaucoup plus vaste et étendue sur toutes les incidences de ces violences sexuelles, dans le corps, dans le psychisme, dans les comportements afin que non seulement la souffrance et l’incapacité de vivre cessent pour les victimes, mais aussi pour leurs descendants. Pour que notre société laisse, avec le temps et au fur et à mesure des générations, loin derrière elle ces pratiques qui apparaîtront, un jour j’espère, tellement éloignées de ce qui fait la valeur et la vertu d’un être humain.